Le cinéma de David Cronenberg et la peinture de Francis Bacon
Regards croisés

Université de Toulouse II - Le Mirail
U.F.R. Arts et archéologie Sébastien ROSSIGNOL
Maîtrise Cinéma et Histoire Juin 2003
Sous la direction de Natacha LAURENT

 

 

Remerciements

Tout d’abord, je tiens à remercier particulièrement Natacha Laurent, Pierre Cadars et toute l’équipe de la Cinémathèque de Toulouse, dont j’ai pu disposer à loisir des moyens de recherche.

Je remercie aussi Vanessa Nadjar, Xavier Carrère et les services de documentation de Radio France.

Merci à Sylvain Corlu, conférencier du Centre Culturel Le Colombier, à Rennes, pour avoir initié mon esprit aux liens qu’entretiennent le cinéma et la peinture.

Enfin, ma gratitude va encore à mon camarade David Pujo pour m’avoir suggéré le sujet de ce mémoire.

 

 

Tables des matières

Introduction

I) Présentation comparative
A) Vies et carrières
1) Francis Bacon
2) David Cronenberg

B) Vers une interdisciplinarité ?
1) Les rapports de Francis Bacon à la photographie et au cinéma
2) Les rapports de David Cronenberg aux arts plastiques

C) Esquisse d’une taxinomie
1) Modernité et Tradition
2) Définition d’un genre


II) Analyse thématique


A) La composition à l’intérieur du cadre
1) L’isolement de la Figure
2) La couleur
3) Le hors-champ

B) La duplication
1) Seconde peau
2) L’effet miroir
3) Le Dédoublement
4) Les niveaux de réalité

C) Le corps mis à mal
1) La violence
2) La mort

D) Esthétique de la laideur
1) Monstration
2) Mutation
3) Une nouvelle esthétique

E) La démystification de la chair
1) Papes et Crucifixions
2) L’Incarnation

Conclusion

Bibliographie
Sources publiées
Sources non publiées
Annexes
Table des illustrations

 

Avertissement

Pour les films de David Cronenberg, j’ai préféré utiliser les titres originaux, certains films ayant été distribués en France sous une appellation un peu fantaisiste, ou tout du moins assez éloignée de la signification originale. Vous pouvez, pour chaque film, retrouver les deux titres dans la filmographie, à la fin du volume.

 

 

Introduction

« La vie entière n’est rien d’autre que des questions devenues formes, qui portent en elles les germes de leur réponse - et des réponses grosses de questions. » Gustav Meyrink.

Est-ce que les questionnements d’une époque déterminent des tendances artistiques pour cette même époque ? Est-ce qu’à partir de deux œuvres semblables, on peut dégager les questions qui les sous-tendent ? Et sont-elles vraiment les mêmes pour ces deux œuvres ? Prenons deux œuvres contemporaines et prenons-les dans deux disciplines artistiques différentes, pour que la forme elle-même ne conditionne pas le questionnement, et essayons de retrouver les questions qui les ont fait naître. Peut-être apparaîtra alors l’esprit de l’époque.
Si l’on se fixe à la deuxième moitié du XXème siècle, il sera plus facile de discerner dans la forme les préoccupations qu’elle exprime, car elles restent encore proches de nous. En quelque sorte, nos questions actuelles étaient en germe dans les réponses formelles que cette époque proposait. Cet écart d’une génération est à la fois une durée suffisamment courte pour que les questions de cette époque ne nous soient pas complètement étrangères et suffisamment longue pour bénéficier d’un recul par rapport aux œuvres et donc d’un corpus critique minimal.

Sur quels arts allons-nous nous pencher ? Je propose de nous appuyer sur une œuvre cinématographique et sur une œuvre picturale. J’ai choisi ces deux disciplines parce que le cinéma est, par excellence, le nouvel art du XXème siècle, tout au moins le plus populaire, et parce qu’à l’inverse, la peinture est riche d’une longue tradition historique, tous deux restant comparables puisqu’étant des arts du regard. Il peut donc être intéressant de regarder de plus près si une forme récente et une forme ancienne traduisent les mêmes questions, suivant en cela l’exemple de Sylvain Corlu qui propose, tous les mois, à Rennes, des conférences d’histoire de l’art, préliminaires à des projections cinématographiques . Gardons à l’esprit tout de même que le cinéma est un art populaire et industriel tandis que la peinture reste élitiste. Est-ce qu’en touchant des populations aussi diverses, ces deux formes artistiques peuvent résoudre les mêmes questionnements ? Si tel est le cas, la divergence même de nature des deux disciplines artistiques tendrait à conforter l’existence d’un esprit d’époque.
Parmi tous les cinéastes de la fin du XXème siècle, je propose de nous intéresser de très près au canadien David Cronenberg (né en 1943). Et parmi les peintres, adjoignons-lui l’anglais Francis Bacon (1909-1992), comme alter ego. Pourquoi choisir d’arrêter notre regard sur ces deux artistes-ci ? Tout simplement parce que certains journalistes ont suggéré cette convergence ; il y a donc toutes les raisons de penser que l’on a peut-être là deux œuvres distinctes qui mettent en forme les mêmes questions. Dans la revue de cinéma, Repérages, Réjane Hamus affirme que « Tant au niveau figuratif qu’idéologique, les corps torturés de Bacon rappellent les monstres de Cronenberg. » Elle va jusqu’à affirmer que « le cinéaste reprend le peintre là où il s’arrête ». Même son confrère Martin Scorsese compare David Cronenberg à Francis Bacon . Dans Beaux-Arts Magazine, Véronique Bouruet-Aubertot est persuadée que David Cronenberg s’est inspiré des tableaux de Francis Bacon. Elle s’en entretient donc avec le cinéaste qui lui répond : « J’adore Bacon en effet et cela me semblerait tout à fait étrange, voire impossible d’être seul de mon temps à aborder ces sujets. » Et, pour finir, Serge Grünberg, l’ambassadeur en France du cinéma de David Cronenberg, pose la même question au réalisateur canadien qui répond avoir une grande affinité avec cette peinture .

La première question qui se pose est d’abord de savoir si David Cronenberg, le cadet, a subi l’influence de son aîné Francis Bacon, ce qui compliquerait d’un degré le passage du questionnement à sa mise en forme. En effet, ce ne serait plus le schéma qui nous intéresse ici, de mêmes questions trouvant leur mise en image différemment ; il s’agirait alors d’une question suscitant une première forme, elle-même en suscitant une seconde, dans une sorte de maniérisme. Quand les journalistes parlent de Francis Bacon à David Cronenberg, celui-ci ne s’étend pas sur le sujet. Il ne fait que reconnaître des affinités, comme on accepte délicatement un compliment. En tout cas, jamais il n’affirme avoir puisé une quelconque inspiration dans les toiles de Bacon. Le but de ce travail n’est pas (et ne peut pas être) de répondre en lieu et place de David Cronenberg à cette question qu’il élude, il s’agit par contre de pousser à fond la logique de ce rapprochement entre deux personnalités, importantes chacune dans leur discipline artistique propre.

Il n’est tout d’abord pas évident de comparer une image fixe et silencieuse à une image animée et sonore. Ensuite, un des buts que se fixe la peinture est de créer un objet unique, dont la valeur artistique puisse éventuellement devenir spéculative, tandis que le cinéma recherche à l’inverse à répandre ses copies dans un espace géographique le plus grand possible. En fonction, donc, de la particularité de chacune de ces deux disciplines, nous nous efforcerons d’éprouver la validité du rapprochement entre ces deux œuvres, de manière non systématique (non pas œuvre à œuvre), mais en épuisant les thématiques qu’elles sous-tendent, dans la mesure du possible.

Le but premier de ce sujet est d’approfondir les intuitions des journalistes, de proposer un support scientifique permettant d’asseoir (ou non) des affirmations qui bien souvent ont valeur de vérité du seul fait de leur publication. Les milieux autorisés lancent parfois ainsi des idées, dans la précipitation à laquelle les contraignent leurs responsabilités. Et bien souvent, ces idées restent en suspens, si personne ne prend le temps de s’y arrêter et de leur donner véritablement un sens. Il aurait été intéressant de partir de ce rapprochement entre Francis Bacon et David Cronenberg, et d’élargir à d’autres artistes pour aboutir à une réflexion sur les liens qu’entretiennent peinture et cinéma. Seulement les œuvres de Cronenberg et de Bacon, même si elles forment chacune un ensemble cohérent, sont suffisamment riches pour que ce travail se cantonne à éprouver leurs affinités. Pour ce qui est de Francis Bacon, nous prendrons en considération ses tableaux à partir de 1944, puisqu’il a lui-même détruit la quasi-totalité de ses œuvres antérieures, jusqu’aux ultimes toiles, avant sa mort survenue en 1992. Pour David Cronenberg, nous nous intéresserons à ses quatorze longs-métrages distribués dans le circuit commercial (de Shivers en 1975 à Spider en 2002) , nonobstant ses quatre premiers films amateurs, inédits en France, ainsi que ses réalisations pour la télévision canadienne. On remarquera déjà qu’il n’y a pas vraiment une simultanéité de leurs carrières : Francis Bacon étant avant tout un peintre de l’après-guerre, tandis que David Cronenberg est issu du mouvement contestataire des années 70.

Rien n’ayant été publié sur une parenté artistique unissant David Cronenberg à Francis Bacon, je me suis naturellement appuyé sur les monographies consacrées à chacun des deux artistes : principalement l’essai de Gilles Deleuze intitulé Francis Bacon : Logique de la sensation , la thèse de Gilles Ringuet sur Le corps nu dans l’œuvre du peintre anglais Francis Bacon et le numéro consacré à Francis Bacon de la revue L’ARC . J’ai aussi profité, pour éclairer ma connaissance de Francis Bacon, d’une conférence de Sylvain Corlu, le 5 février 2002, à Rennes, conférence suivie de la projection du film biographique, Love is a devil , de John Maybury. Pour David Cronenberg, les deux ouvrages sur lesquels je me suis le plus appuyé ont été la biographie en langue anglaise par Peter Morris et le dossier établi par Piers Handling et Pierre Véronneau, L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg , publié aux éditions du Cerf. Pour mon plus grand bonheur, autant Francis Bacon que David Cronenberg se sont beaucoup entretenus de leur art (séparément bien sûr). J’ai pu retrouver nombre de ces confessions dans des journaux, ou dans des émissions de radiodiffusion et de télévision. Certains de ces entretiens ont fait l’objet de publications, en particulier ceux de Francis Bacon avec David Sylvester en 1976 (que je n’ai pas compulsés puisqu’ils sont largement repris dans tous les travaux sur l’artiste), et ceux de David Cronenberg avec Serge Grünberg .

Le premier problème rencontré aura été bien sûr d’accéder directement aux œuvres puisque très peu de tableaux de Francis Bacon sont conservés sur le territoire français et que le cinéma reste un art relativement éphémère. J’ai eu la chance que la Cinémathèque de Toulouse m’ouvre les portes de son fond de conservation et qu’elle organise, en mars 2003, une rétrospective David Cronenberg. Pour Francis Bacon, j’ai pu accéder dans un premier temps au triptyque Trois figures dans une pièce , au Portrait de Michel Leiris , ainsi qu’à l’Étude du corps humain , tous trois exposés au Centre Georges Pompidou, à Paris. Puis, la rétrospective de l’art britannique du XXème siècle, au musée d’art contemporain de Toulouse, m’a permis de me confronter aux Étude[s] de figure I [et] II , ainsi qu’au Triptyque 1976 . Pour le reste de l’œuvre du peintre, je me suis fié aux reproductions du catalogue de la rétrospective présentée en 1996, au Centre Georges Pompidou, regroupant pas moins de 88 tableaux.
Au delà de ces contingences pratiques, l’autre difficulté aura été de me sortir de cette logique manichéenne d’une influence avérée (ou non) de Francis Bacon sur David Cronenberg, et de me faire mon propre avis sur la question en évacuant les impératives suggestions des spécialistes. Il s’agit de comprendre ce qui pousse à comparer David Cronenberg à Francis Bacon et d’établir quel éclairage nouveau ces regards croisés apportent à chacun.

J’ai donc choisi de présenter les résultats de mes recherches de la façon suivante. Dans une première partie, je présente chacun des deux artistes par juxtaposition : leurs carrières d’abord, puis les rapports qu’ils entretiennent avec la discipline de l’autre et enfin la place qu’ils occupent dans une histoire de l’art. Dans une seconde partie, j’éprouve ce rapprochement par une analyse thématique : les principes de composition tout d’abord, puis le thème de la duplication, celui du corps mis à mal, celui de la nouvelle esthétique qu’ils développent, pour finir enfin sur des préoccupations d’ordre métaphysique.
L’altérité de nature de ces deux formes que sont le cinéma et la peinture me force à privilégier l’analyse thématique au détriment d’une analyse strictement plastique qui nous éloignerait de cette tentative de dégager une caractéristique commune à ces deux œuvres. Pour comprendre les raisons d’une convergence entre deux arts aussi distincts, il faut remonter aux questions qui en sous-tendent la forme.

 

I) Présentation comparative

A) Vies et carrières

1) Francis Bacon :

Francis Bacon naît le 28 octobre 1909 à Dublin, de parents anglais. Son père, ancien commandant de l’armée britannique, est entraîneur de chevaux de courses. S’il reçoit ce prénom de Francis, c’est certainement pour rappeler la noble ascendance : Sir Francis Bacon (1561-1626), philosophe anglais et chancelier de Jacques Ier d’Angleterre ; Sir Francis Bacon développa une théorie empiriste de la connaissance et proposa une classification des sciences . Selon Gilles Ringuet, « Francis Bacon en 1605 publie un essai : Advancement of Learning, dans lequel il montre que l’étude du langage du corps est essentiel au philosophe qui cherche à connaître les mouvements de l’esprit. Cette étude s’appelle la Physiognomonie » . En réalité, la physiognomonie sera inventée par Johann Kaspar Lavater (1741-1801), philosophe, poète et théologien suisse. En tout cas, que cela ait un rapport ou non avec sa noble ascendance, la physiognomonie est une problématique centrale de l’oeuvre de Francis Bacon. C’est Lorenza Trucchi qui explique le mieux ce lien indissociable entre le corps et l’esprit qui opère dans les toiles du peintre anglais : « S’il n’était qu’un contemplatif, Bacon tomberait en effet dans l’esthétique et sa vision se décanterait jusqu’à un nouveau classicisme de type apollinien. S’il n’était qu’un voyeur, il se laisserait entraîner par ses émotions jusqu’à une peinture impétueuse, expressionniste, à tendance dionysiaque. »

La prise de conscience du corps et de sa corruptibilité s’effectue très jeune chez Francis Bacon. Lorsqu’éclate la première guerre mondiale en 1914, son père est rappelé au ministère de la Guerre. Toute la famille s’installe à Londres. A propos de cette époque, Francis Bacon avoue : « La proximité d’une menace guerrière a été pour moi une expérience fondatrice. » Puis, après la guerre, la famille vit entre l’Angleterre et l’Irlande où la vive agitation dure jusqu’à la partition de la province en 1921 et l’autonomie de l’Ulster.
Dès son plus jeune âge, Francis Bacon souffre d’asthme et, comme tous les asthmatiques, il a donc vécu avec cette conscience de la mort que peut-être ne connaissent pas les enfants bien-portants. Mais plutôt que de se renfermer face à cette omniprésence de la mort, Francis Bacon aspire à vivre plus intensément : au collège il ne cesse de fuguer. La mésentente avec son père devient telle qu’il quitte la maison familiale à seize ans. Il passe quelques mois à Londres, discrètement entretenu par sa mère, puis son père décide de le confier à l’un de ses amis avec lequel il part à Berlin. Francis Bacon le narre à Daniel Farson : « Ce furent mes grandes années décadentes berlinoises. Pour moi qui sortais d’une société aussi puritaine que l’Irlande, les nuits étaient très excitantes... Tous les soirs, nous faisions la tournée des bars et des cabarets. Je ne me posais pas de questions, je trouvais cela fantastique et je m’amusais bien. Je ne l’ai pas compris tout de suite mais cela dût me marquer profondément. »

Après l’Allemagne, c’est la France où Francis Bacon vient passer quelques années : « A 19 ans, je me trouvais à Paris, en 1928, 1929, j’y ai vu le Chien Andalou de Buñuel. Ses images ont commencé à danser dans ma tête... Et puis, un jour, je me suis mis à peindre... » La découverte de Picasso à la galerie Paul Rosenberg est décisive : « Les oeuvres de Picasso en 1926-1930, ses années de surréalisme avec ces figures isolées sur les plages. J’en avais reçu un choc qui m’a donné envie d’être peintre. Pourquoi n’essaierais-je pas moi-même ? me suis-je dit. »
Cependant, lorsqu’il rentre à Londres, et ouvre son atelier, c’est d’abord comme décorateur d’intérieur et créateur de meubles que Francis Bacon se fait remarquer. En août 1930, il est salué comme l’un des jeunes décorateurs les plus prometteurs par le magazine spécialisé Studio, dans un article intitulé « Le style 1930 dans la décoration anglaise » . A la fin de cette même année, il expose tapis et peintures à l’huile dans son atelier, en compagnie de son ami Roy de Maistre (1894-1968) et de l’actrice et peintre Jean Shepeard (1904-1989).

Francis Bacon décide ensuite de se consacrer exclusivement à la peinture ; il subsiste alors en exerçant de petits métiers tels que standardiste, cuisinier, valet de chambre... En 1933, il peint ses premiers tableaux importants, dont plusieurs Crucifixion[s] qui trouveront leur place dans deux expositions collectives de la Mayor Gallery : « Exhibition of Recent Paintings by English, French and German Artists » en Avril et « Art Now » en Octobre. L’une de ces Crucifixion[s] est reproduite en regard de la Baigneuse aux bras levés (1929), de Pablo Picasso, dans le livre d’Herbert Read : Art Now - An Introduction to the Theory of Modern Painting and Sculpture . Pourtant, la critique n’est globalement pas tendre avec Francis Bacon ; il se met à peindre de moins en moins et se laisse aller à sa passion du jeu, passion qu’il entretiendra toute sa vie. D’ailleurs, Francis Bacon conçoit l’art ainsi : « Le bon artiste prend sa situation comme base de jeu : amener par l’image la sensibilité à s’ouvrir. La vie est un jeu, l’art est un jeu. » Sylvain Corlu commente d’ailleurs cette assertion : « L’art de Francis Bacon, c’est quand même plus de la roulette russe que de la marelle ! »
En tout cas, sa carrière est encore hasardeuse à cette époque. Lorsqu’il propose quelques peintures pour l’« International Surrealist Exhibition » qui se tient du 11 juin au 4 juillet 1936 aux Burlington Galleries de Londres, les organisateurs Herbert Read et Roland Penrose les jugent « insuffisamment surréalistes » . En janvier 1937, il présente trois toiles à l’exposition « Young British Painters » de la galerie Thomas Agnew and Sons de Londres.

Puis, c’est de nouveau la guerre, elle ravive chez Bacon les images d’horreur de son enfance. Pourtant, son asthme lui épargne la mobilisation militaire : « On m’a mis dans la réserve de la Défense passive, mais j’avais tellement d’asthme que, même de là, on m’a renvoyé. Je me suis donc retrouvé tout seul. C’est à ce moment-là, vers 1943-44, que j’ai vraiment commencé à peindre. Rien ne s’était vraiment coagulé jusqu’alors. » Il se produit en effet un déclic qui marque le véritable commencement de la carrière de Francis Bacon peintre. En 1944, il achève son premier triptyque, Trois études de figures au pied d’une crucifixion , qu’il expose l’année suivante à la Lefevre Gallery, aux côtés d’oeuvres d’Henry Moore (1898-1986) et de Graham Sutherland (1903-1980), entre autres. Eric Hall lui achète le triptyque puis en fera don à la Tate Gallery en 1953.
En 1946, Francis Bacon participe à de nombreuses expositions collectives (Lefevre Gallery, Redfern Gallery, Tate Gallery) et sera même présent, avec Peinture 1946 , à la section britannique de l’exposition internationale d’art moderne organisée par l’UNESCO, à Paris, en novembre 1946. Erica Brausen, qui est désormais le marchand de Francis Bacon jusqu’en 1958, lui achète cette toile majeure de ce début de carrière, qu’elle revendra ensuite à Alfred J.Barr, le directeur du Museum of Modern Art de New York.

En deux ans est enfin lancée sa carrière. Francis Bacon confiera plus tard à David Sylvester : « Je regrette maintenant d’avoir été un débutant si tardif. Il semble que j’ai été un débutant tardif en tout. »
Acte significatif : Francis Bacon détruit un grand nombre de ses premières oeuvres. Il ne reste guère qu’une quinzaine de ses productions antérieures à 1944. Tout comme Georges Rouault (1871-1958) qui, en 1948, organise un gigantesque autodafé de 315 de ses tableaux non achevés, qu’il avait récupérés par voie judiciaire des mains des héritiers de son marchand Ambroise Vollard , Francis Bacon n’hésite pas à détruire ce qui selon lui ne participe pas pleinement de son oeuvre, considérée comme un ensemble cohérent. En cela, on retrouve des préoccupations similaires (toutes proportions gardées, bien sûr) chez le cinéaste David Cronenberg qui effectue souvent un montage au plus serré de ses films, évacuant systématiquement toute scène non indispensable à la compréhension de l’intrigue, ce qui n’est pas d’ailleurs sans désorienter le spectateur. Ainsi, avant Dead Ringers (1988), les films de Cronenberg faisaient toujours environ 90 minutes et même ensuite, il n’a jamais été jusqu’à 120 minutes. Comme il le confiait à Serge Grünberg : « J’aime que mes films soient denses et serrés. »

Dans les années 1948-49, Francis Bacon travaille à une série de six Tête[s] qu’il exposera du 8 novembre au 10 décembre 1950 à la Hanover Gallery aux côtés d’oeuvres de Robin Ironside. Dans Tête VI , apparaît pour la première fois la figure de pape hurlant emprisonné dans une structure transparente. L’année suivante, il commencera sa série de figures de papes inspirées du célèbre tableau de Vélasquez (1599-1660) : Innocent X .
Ces années-ci, Francis Bacon commence à fréquenter le Colony Room, bar de Soho tenu par Muriel Belcher, où il retrouve régulièrement ses amis : le peintre Lucian Freud (né en 1922) rencontré chez Graham Sutherland ; Frank Auerbach (né en 1931) ; John Minton qu’il remplace quelques semaines de l’automne 1950, à sa chaire du Royal College of Art à Londres ; et surtout le photographe John Deakin (1912-1972). Dans un autre bar de Soho, le Gargoyle, il fera la connaissance de deux de ses futurs modèles : Henrietta Moraes et Isabel Rawsthorne, « ancienne maîtresse de Derain [1880-1954], amie de Giacometti [1868-1933] et de Bataille [1897-1962] » . Ce n’est qu’à partir des années 1963-64 qu’il commence à représenter ces deux femmes.

A la fin de l’année 1951, Francis Bacon bénéficie de sa première exposition personnelle à la Hanover Gallery où, en plus de trois Pape[s]de sa série, on peut retrouver un Portrait de Lucian Freud inspiré d’une photographie de Franz Kafka. En juillet-août 1952, il participe à l’exposition collective « Recent Trends in Realist Painting » (Tendances récentes de la peinture réaliste) organisée par Robert Melville et David Sylvester pour l’Institute of Contemporary Arts de Londres.
En 1953, le peintre fait scandale avec l’exposition à la Hanover Gallery de la toile intitulée Deux Figures , représentant deux hommes nus sur un lit, d’après une photographie de lutteurs d’Eadweard Muybridge (1830-1904). Au mois d’octobre de cette même année, a lieu à la Durlacher Gallery de New York la première exposition personnelle de l’artiste en dehors du territoire britannique. On peut y retrouver entre autres quelques unes des toiles de sa série des huit Etude[s] pour portrait, la plus longue de ses séries. C’est un succès :
« La première exposition personnelle de Francis Bacon, attendue avec impatience, nous apporte quatorze immenses et sombres peintures de ce côté-ci de l’Atlantique. D’apparence inachevées et titrées études par l’artiste, elles sont assez audacieuses pour expliquer pourquoi Bacon a eu tant d’influence et d’imitateurs dans sa Grande Bretagne natale [...]. Ce sont des images malsaines, des symptômes névrotiques transmis par les sensations. »
En 1954, David Sylvester accroche douze toiles de Francis Bacon au pavillon britannique de la Biennale de Venise, aux côtés d’oeuvres de Ben Nicholson (1894-1982) et de Lucian Freud (né en 1922). La critique le remarque : « Francis Bacon, né en 1909, nouveau peintre expressionniste, fait apparaître d’étranges personnages grimaçants ou hurlant qui émergent comme des spectres entre des rideaux. Cette œuvre, vision d’épouvante de l’homme actuel, constitue sans doute la seule révélation véritable de toute cette Biennale. »

En janvier 1955, l’Institute of Contemporary Arts de Londres organise la première rétrospective de l’oeuvre de Francis Bacon, avec treize toiles seulement. En mars de la même année, il décroche sa première commande prestigieuse avec les portraits de Sir Robert Sainsbury et de sa femme Lisa. Puis, en mai, c’est « Masters of British Painting 1890-1955 » au Museum of Modern Art de New York, exposition collective à laquelle participe Francis Bacon.
En 1956, il attaque sa série de toiles inspirées du tableau de Vincent Van Gogh, Le peintre sur la route de Tarascon (1888), malheureusement détruit pendant la seconde guerre mondiale. Bacon s’est appuyé pour son travail sur une reproduction en couleurs de la peinture de Van Gogh. Ses six Etude[s] pour portrait de Van Gogh seront exposées à la Hanover Gallery en mars 1957.
A l’été 1956, Francis Bacon se rend en résidence à Tanger, ce qu’il fera plusieurs années de suite. Il peint Paysage près de Malabata, Tanger , un des très rares paysages de toute son oeuvre. Il rencontre, à Tanger, Paul Bowles ainsi que les écrivains de la « Beat Generation ». Dans une lettre adressée à Jack Kerouac, Allen Ginsberg écrit à propos du peintre : « Dans des chambres d’hôtel grises, il peint des gorilles fous vêtus en robes du soir avec de macabres parapluies noirs. »
De retour à Londres, Francis Bacon peint le premier de ses Autoportrait[s] . Du 12 février au 10 mars 1957, Francis Bacon a sa première exposition personnelle à Paris : vingt et un tableaux accrochés sur les cimaises de la Galerie Rive Droite. Ce n’est qu’un demi-succès.

En 1958, c’est au tour de l’Italie de lui offrir ses premières expositions personnelles : à Turin, Milan et Rome. En octobre de cette même année, il interrompt sa collaboration avec la Hanover Gallery de Londres pour signer un contrat avec la Marlborough Fine Art Gallery. Pourtant ce n’est qu’en mars 1960 qu’a lieu la première exposition personnelle de Bacon à la Marlborough Fine Art Gallery.
L’année 1959, trois toiles de Francis Bacon sont exposées à la Documenta II à Cassel, douze à la Biennale de Sao Paulo et cinq dans une exposition collective au Museum of Modern Art de New York. En 1960, il présente Figure allongée au seizième Salon de Mai, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, auquel il participe de nouveau en 1961, en 1962 et en 1964.
A l’automne 1961, Bacon s’installe à South Kensington, dans la banlieue de Londres, dans l’atelier qu’il occupera jusqu’à la fin de sa vie. Après avoir constamment déménagé, hormis les neuf années (1942-1951) passées avec son ancienne nourrice dans ce qui fût autrefois l’atelier du peintre préraphaélite John Everett Millais, Francis Bacon se fixe dans ces anciennes écuries transformées en un garage et un appartement relativement exigu, en haut d’un escalier raide et étroit qui ne simplifiait pas le transport de ses grands formats. L’atelier de Francis Bacon participe un peu de la légende du peintre : tout y est à traîner à même le sol, les murs servent de palette, un vrai « foutoir » comme le décrit Sylvain Corlu . C’est que Francis Bacon a besoin, pour créer, de ce capharnaüm :
« Un jour, j’ai acheté un bel atelier à Roland Gardens, avec la plus parfaite lumière et je l’avais si bien installé [...] que je ne pouvais absolument pas y travailler [...]. J’avais trop bien fait les choses, je me sentais absolument châtré dans cet endroit. Je l’avais tellement bien arrangé qu’il n’y avait pas de place pour le chaos. »

En mai 1962 a lieu, à la Tate Gallery de Londres, la grande rétrospective de l’oeuvre du peintre : 91 toiles, soit environ la moitié de celles subsistant alors. Cette rétrospective à succès est ensuite présentée à Mannheim, Turin, Zurich et Amsterdam. Dans un article du Times, on peut lire ce commentaire : « Aucun autre peintre actuel [...] ne pourrait donner aussi fortement l’impression que ces cinq salles exposent un maître ancien, quoiqu’il ne fasse aucun doute que ce qui est projeté sur la toile, ressemblant à une photo de presse sensationnelle ou à une image cinématographique dont les peintures dérivent si souvent, est un cri de souffrance. » Pour cette rétrospective, Francis Bacon peint à la hâte son premier grand triptyque depuis celui de 1944 : Trois études pour une crucifixion . « C’est une chose que j’ai faite en quinze jours environ, dans une mauvaise période d’ivrognerie. » Le panneau de gauche est retouché après l’exposition et le triptyque est acheté par le Guggenheim Museum de New York qui organise à son tour, en 1963, une rétrospective de 75 peintures de Francis Bacon. Cette exposition se déplace ensuite à l’Art Institute de Chicago et au Contemporary Arts Association, à Houston. En 1964, paraît aux éditions Thames and Hudson un catalogue raisonné des oeuvres de Francis Bacon, préfacé par John Rothenstein, le directeur de la Tate Gallery . Il recense 221 tableaux.

C’est à l’automne 1963 que Francis Bacon se lie à George Dyer et qu’il en tire un premier portrait : Trois études pour un portrait de George Dyer. Il devient le sujet de nombreuses toiles : Portrait de George Dyer accroupi, Portrait de George Dyer à bicyclette , George Dyer regardant un cordon, Etude de George Dyer dans un miroir , Deux études de George Dyer avec chien ... Pendant l’été 1967, Francis Bacon présente pour la première fois, à la Marlborough Gallery de Londres, de nombreux portraits, en petits formats, souvent combinés en triptyque. « Le résultat, sans aucun doute remarquable, me rappelle cependant l’atmosphère déprimante d’un dossier médical. » En 1968, c’est avec George Dyer qu’il traverse pour la première fois l’océan pour présenter vingt toiles à la Marlborough Gallery de New York. Elles sont toutes vendues dès la première semaine, dont le Triptyque inspiré du poème de T.S.Eliot « Sweeney Agonistes » (David Cronenberg, lui, reconnaît être familier des oeuvres de T.S.Eliot mais, selon lui, elles n’ont jamais excité sa fibre créatrice.)
Cette même année, Francis Bacon se rend plusieurs semaines chez sa mère, malade, en Afrique du Sud. Elle décède le 14 Avril 1971.
En 1971, c’est au tour de la France d’organiser une rétrospective des œuvres de Francis Bacon. 108 toiles, dont 11 grands triptyques sont accrochées au Grand Palais, à Paris. L’exposition, qui est ensuite présentée à la Kunsthalle de Düsseldorf en 1972, est un grand succès public. Seule ombre au tableau : quelques jours avant le vernissage, George Dyer, l’amant de Francis Bacon, se suicide dans leur chambre d’hôtel. En novembre-décembre 1971, Francis Bacon peindra Triptyque - A la mémoire de George Dyer . Les années suivantes, il réalisera ce que Hugh Davies a nommé les « Triptyques noirs » : Triptyque, Août 1972 , Trois portraits : portrait posthume de George Dyer, autoportrait, portrait de Lucian Freud , Triptyque, Mai-Juin 1973 . A cette période de sa vie, Francis Bacon est aussi affecté par la mort de son ami le photographe John Deakin, qui décède en mai 1972, à l’âge de soixante ans. En 1974, Francis Bacon se lie avec le photographe John Edwards.

En mars 1975, s’ouvre, au Metropolitan Museum de New York, l’exposition intitulée « Francis Bacon Recent Paintings 1968-1974 ». En janvier 1977, une exposition similaire à la Galerie Claude Bernard, à Paris, est un tel succès que la police est obligée de couper la rue à la circulation. C’est Daniel Farson, un de ses biographes, qui nous l’apprend, précisant d’ailleurs que « le peintre lui-même s’avéra une attraction de choix, assis au café du coin, immédiatement reconnaissable et immédiatement reconnu. » Eddy Batache, lui, nous raconte les réactions du public :
« Les visiteurs de l’exposition manifestaient des réactions diverses. Il y avait, certes, celui qui semblait secoué d’un fou-rire irrésistible, mais aussi ceux, nombreux, qui scrutaient les toiles avec une émotion intense, ceux qui admiraient la perfection technique, les trouvailles inattendues, le sens de la mesure et de la mise en valeur qui sont les qualités du véritable classique, et aussi, ceux qui, insensibles au langage pictural proprement dit, percevaient en profanes, l’extraordinaire présence de leur propre condition. »
A la fin de cette année 1977, une exposition des oeuvres de Francis Bacon a lieu au Museo de Arte Moderno de Mexico, puis au Museo de Arte Contemporaneo, à Caracas. Francis Bacon réalise Peinture 1978 d’après deux vers de T.S.Eliot : « J’ai entendu la clé tourner une fois, une seule fois dans la serrure ».
Fin octobre 1979, il peint Sphinx - Portrait de Muriel Belcher, après le décès de la tenancière du Colony Room, à Soho, où Bacon passa tant de ses soirées d’ivresse. Fin mars 1981, c’est au tour de sa soeur cadette, Winifred, de trouver la mort. Cette même année, l’« Orestie » d’Eschyle lui inspire un triptyque .
En juin 1983, le Musée National d’Art Moderne de Tokyo organise la première exposition de Francis Bacon au Japon ; elle circule ensuite à Kyoto et Nagoya. En 1985 est organisée une nouvelle rétrospective de Francis Bacon à la Tate Gallery de Londres. Ces 125 toiles peintes entre 1944 et 1984 sont aussi montrées à Stuttgart et à Berlin. En juin 1987, c’est au tour de la Galerie Beyeler, à Bâle, de proposer une rétrospective du peintre. En 1988 a lieu à Moscou une grande première pour un artiste occidental encore en vie : ce sont 22 tableaux réalisés entre 1945 et 1988 qui sont exposés. Cette même année, il peint une seconde version de son triptyque de 1944 en vue d’une rétrospective au Hirshhorn Museum de Washington en Octobre 1989. Cette nouvelle rétrospective américaine, après celle du Guggenheim Museum en 1963, sera ensuite présentée à Los Angeles, puis à New York.

En avril 1992, alors qu’il était à Madrid, Francis Bacon est hospitalisé pour une pneumonie, compliquée par une grave crise d’asthme. Six jours plus tard, le 28 avril, il décède d’une crise cardiaque, à l’âge de 82 ans. Toute la presse internationale lui rend hommage. Le Figaro titre avec cette phrase du peintre : « Le jour où je m’arrêterai de peindre, ce sera l’heure de ma mort » . En Mars 1993, le Museo d’arte moderna de Lugano lui organise une rétrospective et, en 1996, c’est la grande rétrospective du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, à Paris, qui se tient du 27 juin au 14 octobre, comme un point final à la carrière de celui qu’en 1971, la revue Connaissance des Arts classait en tête d’une liste des dix artistes contemporains les plus importants , et qui était, en tout cas, à l’époque, « le peintre le plus cher du monde » .

2) David Cronenberg :

La biographie de David Cronenberg par Peter Morris, la seule qui existe à ce jour, s’ouvre par cette expression : « Une vie simple, un art complexe » . Et effectivement, il y a un contraste entre la vie presque banale du cinéaste et son œuvre dérangeante, malsaine, un contraste qui ne cesse de surprendre tous ceux qui ont eu l’occasion de rencontrer David Cronenberg. Selon Peter Morris, plusieurs des premiers interviewers de Cronenberg remarquent avec perplexité le décalage entre l’aspect macabre de ses films et son apparence composée de premier de la classe, sa manière timide, scolaire même . Et ce contraste saisissant reste valable tout au long de sa carrière puisque, plus proche de nous, Hervé Aubron, dans son portrait intitulé « eXistence Zen », paru dans le quotidien Libération, parle du cinéaste comme d’un personnage d’une « extrême civilité » . C’est aussi l’avis qui prévaut sur les plateaux de tournage, comme le rapporte Peter Morris : « Parmi les acteurs et techniciens, il est maintenant réputé comme quelqu’un de bien organisé, de calme et raisonnable, un metteur en scène qui veut vraiment que chacun donne le meilleur de lui-même. Lorsque Martha Jones l’a observé sur le tournage de Fast Company, elle a relevé : Patience, écoute et gentillesse sont les mots qui viennent à l’esprit .» D’ailleurs, selon le cinéaste : « Les studios hollywoodiens ont toujours une bonne opinion de moi, surtout parce que j’ai la réputation de ne pas dépasser les budgets, que l’image de maîtrise dont nous avons parlé signifie, pour les gens des studios, que je ne suis pas un dingue. » David Cronenberg s’étonne de cette surprise récurrente qu’il perçoit dans la pupille des gens autour de lui : « La manière dont la société me regarde [:] voilà un homme qui fait son chemin et qui est gentil : il aime les gens, il est chaleureux, amical, il s’exprime avec aisance, et pourtant il réalise des films malades, grotesques et dégoûtants. » On est loin du mythe de l’artiste torturé, hérité du romantisme du XIXème siècle et de Charles Baudelaire (1821-1867) en particulier. Comme le dit Peter Morris, non sans une pointe d’humour : « Certainement c’était très éloigné de cette sorte de vécu familial, traumatisant mais formateur, souvent évoqué dans le passé des artistes [...]. Le plus terrible événement qu’il se souvienne lui être arrivé était, à l’âge de 18 ans, lorsque son chat préféré est mort d’un cancer et d’une pneumonie. »

Penchons-nous donc un peu sur la vie de ce mystérieux Docteur Jekyll. Osons ce que François Angelier annonce ainsi, sur France Culture : « Entre vivisection mentale et spéléologie psychique, une incursion risquée dans l’univers du cinéaste David Cronenberg [...] le mage de Toronto, visionnaire de la nouvelle chair et biomécanicien cauchemardesque. »
David Cronenberg est né le 15 Mars 1943 à Toronto, dans l’Ontario (Canada). Il est d’origine juive mais ça ne transparaît pas dans son œuvre. Comme le remarque Pierre Véronneau à propos d’une des scènes de Dead Zone : « Le flash-back de la guerre constitue même une des seules allusions claires de Cronenberg à son origine juive. » David Cronenberg coule une enfance heureuse dans un univers plutôt stimulant intellectuellement puisque son père est écrivain et sa mère pianiste. Le jeune David lit Burroughs, Nabokov et voudrait devenir lui-même écrivain, comme il le dit lui-même : « J’aspirais à devenir un romancier obscur. » Il se passionne pour les sports mécaniques, mais comme il s’intéresse aussi à l’entomologie c’est dans la filière scientifique qu’il s’inscrit à l’Université de Toronto en 1963. Rien d’étonnant à ce que Martin Scorsese lui trouve finalement un air de gynécologue de Beverly Hills (D’ailleurs dans The Fly , David Cronenberg interprétera le rôle de l’obstétricien, dans la séquence onirique de l’accouchement)... En tout cas, rien encore qui laisse présager l’imagerie sanguinolente et viscérale dont David Cronenberg est le spécialiste.

En 1965, il décide de passer un an en Europe, déçu par ses études scientifiques et avide de découvrir un peu l’ailleurs prôné par les écrivains de la « Beat Generation ». Comme nous le raconte Peter Morris :
« Cronenberg s’est principalement installé à Copenhague mais a aussi passé du temps à Londres à la grande époque des Beatles, des Rolling Stones et de la mode outrée de Carnaby Street. Il a raconté à Bruce Martin en 1969 qu’il se procura une vieille Volkswagen automatique pour visiter Berlin-Est, la Yougoslavie, Istanbul et Paris. »
Puis il retrouve sa vie estudiantine à Toronto. Il tourne alors ses premiers courts-métrages en 16mm, avec ses camarades et des moyens ridicules. C’est Transfer en 1966, sept minutes sur le transfert psychanalytique, et From the Drain en 1967, quatorze minutes à guetter une étrange forme de vie, cachée dans les canalisations (du véritable cinéma underground !) Pour ces deux courts-métrages d’un coût de quelques centaines de dollars canadiens, David Cronenberg est à la fois au scénario, à la photographie, à la réalisation et au montage. Ce n’était pas alors une entrée en cinéma (du moins pas consciemment) mais tout simplement la participation d’un jeune étudiant à la vogue des films amateurs de l’époque. Peter Morris nous dresse un historique bien documenté de ce mouvement du milieu des années soixante :
« Les années soixante témoignent d’une expansion des films underground, et, au Canada, la plupart sont réalisés par des universitaires [...]. Quelques uns se sont lancés dans la carrière cinématographique, et une poignée d’entre eux sont maintenant célèbres. Le premier de ces films étudiants a été filmé en 1962 à l’université de Montréal. Le long-métrage Seul ou avec d’autres a été réalisé par Denys Arcand et Denis Héroux, et a associé beaucoup de ceux qui, à l’instar des réalisateurs, eurent un rôle majeur dans le développement du cinéma canadien [...]. En Ontario, l’activité cinématographique étudiante se concentrait sur les campus de l’université de Toronto et de la McMaster University [...]. Le premier fût David Secter, un étudiant anglais en quatrième année à l’université de Toronto, qui commença par tourner Winter Kept Us Warm, fin 1964 [...]. Le financement initial fût fourni par le conseil étudiant et les acteurs et techniciens étaient tous étudiants [...]. Fin 1966 l’activité filmique à Toronto et Hamilton gagna un niveau sans précédent. A la McMaster University, de régulières projections de films underground commencèrent en 1965, et la commission cinématographique McMaster fût créée [...]. L’activité filmique à l’université de Toronto, au milieu des années soixante, ne fût rien moins que prolifique, même si peu de réalisateurs de carrière émergèrent de cette vitalité. »
Toujours dans cette continuité, Cronenberg tourne Stereo l’année suivante, un moyen-métrage 35mm, noir et blanc, où des expériences sexuelles sont menées dans un but scientifique. La première officielle a lieu au Centre National des Arts, à Ottawa, et, en septembre, Stereo est l’unique film canadien d’un programme de science-fiction projeté au Museum of Modern Art de New York . Puis il fait partie des dix films canadiens selectionnés pour représenter le « Nouveau Cinéma » international lors de projections à Bruxelles . Fort de cette reconnaissance, Cronenberg auto-produit un autre film du même métrage : Crimes of the Future fin 1969, début 1970. Il s’agit d’une fiction mettant en scène la gent masculine devant se réorganiser après la disparition de toute femme de la surface du globe (peu après, David Cronenberg se marie, avec Margaret Hindson !). Ces deux films, souvent considérés comme représentatifs de l’underground canadien de l’époque, sont généralement présentés par la critique internationale comme la préhistoire de l’œuvre commerciale de David Cronenberg, perçue comme un ensemble cohérent. Peter Morris nous rapporte que « certains critiques, Sammon en particulier, qui admirent les films postérieurs de Cronenberg, ont rejeté ces deux premiers films comme étant esthétisant, excessivement prétentieux et statiquement ennuyant, intéressant seulement pour leur anticipation des questions thématiques de son œuvre professionnelle. »

L’année universitaire suivante (1970-1971), David Cronenberg obtient une bourse pour se rendre en France. Là-bas, il écrit et réalise trois intermèdes pour la télévision canadienne : Tourettes, Letter from Michelangelo et Jim Ritchie Sculptor. Il se rend aussi, naïvement, au Festival de Cannes avec les bobines de Stereo et de Crimes of the Future sous le bras ; il en repart un peu écœuré. De retour au Canada, il écrit et filme six autres intermèdes pour la télévision : Don Valley, Fort York, Lakeshore, Winter Garden, Scarborough Bluffs et In the Dirt, puis il réalise un court téléfilm Secret Weapons (à partir d’un scénario de Norman Snider) qui est diffusé le 1er Juin 1972, dans la série « Programm X ». 1972 est aussi l’année de naissance de sa fille Cassandra.

Ensuite, David Cronenberg se met à l’écriture du scénario d’« Orgy of the blood parasites », ce qui deviendra Shivers . Son père est mourant à cette époque, il décède en 1973. Cronenberg le raconte lors d’un entretien accordé à John Colapinto en 1986 : « Ça a commencé par une inflammation de l’intestin et ça a tourné en une étrange inaptitude de l’organisme à produire du calcium. Ses os ont commencé à devenir fragiles. Il voulait se tourner dans son lit et se cassait les côtes. » Mais, comme le précise Peter Morris : « L’état de santé paternel ne signifiait en aucun cas que le script était autobiographique. Cela a simplement rendu Cronenberg conscient de sa propre mortalité à un niveau incroyablement vif, émotionnel et intime. » En effet, il serait difficile de considérer cette subite furie sexuelle qu’est Shivers comme quelque chose d’autobiographique, même partiellement. Une fois l’écriture du scénario terminée, il s’est agi pour Cronenberg de trouver le financement de son premier long-métrage. Depuis quelques années, David Cronenberg a monté sa propre maison de production : Emergent Films Ltd. Le nom même de cette société de production est intéressant ; lisons le commentaire qu’en fait Peter Morris :
« De toutes les influences scientifiques qu’il a rencontrées, l’une mérite une mention spéciale : c’est la théorie de l’Évolutionnisme Émergeant. Variation sur les bases de la théorie darwinienne de l’évolution, cette théorie soutient que l’évolution n’a pas toujours été un processus continu, graduel. Des bonds pourraient advenir (et ont été observés) en tel sens qu’émergent des nouveautés biologiques. Du fait que ces événements émergeants soient authentiquement nouveaux, ils ne peuvent être prévus, seulement observés après coup. De nombreux biologistes appuient cette théorie, comme offrant une description valable de ce qui arriva à certains stades critiques de l’évolution - et l’humanité n’en est pas le moindre. L’Évolutionnisme Émergeant a conditionné la plupart des premiers travaux de Cronenberg. C’est flagrant dans le nom de sa première compagnie de production, Emergent Films - une référence à la théorie mais aussi à son propre rôle émergeant. »
En effet, on peut parler de David Cronenberg comme d’un réalisateur « émergeant » à cette époque de l’histoire du cinéma canadien. Il n’existe pas alors d’industrie cinématographique canadienne à proprement parler. La Canadian Film Development Corporation (CFDC) et son fonds de financement n’existent que depuis 1967. Les quelques auteurs de films underground, qui franchissent le pas pour se mettre à la réalisation commerciale, émigrent à Hollywood. Le canadien James Cameron, par exemple, a fait toute sa carrière aux Etats-Unis. Peter Morris explique très bien cette frontière fermée entre deux pratiques opposées du cinéma :
« Le contrôle d’Hollywood était si absolu qu’il était virtuellement impossible pour un nouveau-venu de pénétrer cette industrie. Les jeunes gens embrassèrent rapidement un mouvement qui avait commencé à New York et à San Francisco. Cette mouvance insistait sur le fait que le seul usage valable du médium était pour l’expression personnelle. Les réalisateurs se lancèrent dans la création de films à petit budget, indépendants et personnels, qui explorent des expérimentations formelles ou qui expriment les obsessions, désirs ou visions de l’auteur. Variablement nommée par ses adhérents Nouveau Cinéma Américain, La Nouvelle Vague Américaine, L’École New-Yorkaise, le terme finalement retenu fût Cinéma Underground à cause de ses connotations rebelles. »
Aussi, lorsque David Cronenberg nourrit pour son projet les espoirs d’une véritable distribution, c’est tout naturellement qu’il se rend à Los Angeles présenter son script. Il reçoit un accueil plutôt favorable mais, dès son retour à Toronto, Cronenberg apprend que la Canadian Film Development Corporation est prête à financer son film. C’est le véritable début d’une carrière spécifiquement canadienne.
Le tournage a lieu à Montréal du 21 août au 14 septembre 1974 et le film sort à Montréal le 10 octobre 1975 sous le titre The parasite Murders. Dans le reste du Canada, il sort sous le titre Shivers ; aux Etats-Unis il est distribué sous le titre They Came from Within et la version française au Québec est intitulée Frissons. Pour la récente CFDC, Shivers constitue alors le plus grand succès commercial des films dans lesquels elle a investi . Pourtant, « Shivers n’est pas retenu pour concourir aux Canadian Films Awards. » Le critique canadien Robert Fulford le considère comme le « film le plus repoussant [qu’il ait] jamais vu. » Quoi qu’il en soit, la carrière de David Cronenberg est lancée !

En 1975, il tourne deux autres courts téléfilms The Victim et The Lie Chair qui sont diffusés sur CBC dans la série « Peep Show », et un troisième en 1976 The Italian Machine diffusé dans la série « Teleplay ». Serge Grünberg considère d’ailleurs ce dernier comme un petit chef-d’œuvre. Fin 1976, David Cronenberg tourne son deuxième long métrage, Rabid , qui sort au Québec le 8 Avril 1977. Le rôle principal y est interprété par Marilyn Chambers, qui était jusqu’alors une star du porno (Derrière la porte verte).Dans Rabid, il est une nouvelle fois question d’un dérèglement biologique qui fait basculer dans l’horreur l’équilibre social.
Côté vie privée, ce n’est pas l’extase pour David Cronenberg, comme nous le narre Peter Morris :
« La vie privée de Cronenberg pendant cette période n’est pas plus calme que sa vie publique. Lui et Margaret étaient en train de divorcer et se retrouvèrent rapidement embarqués dans une procédure acharnée pour la garde de leur fille. Margaret avait rejoint une secte de Chrétiens Gnostiques en Californie ; David vivait avec Carolyn Zeifman dans un appartement sur Cottingham Street et ils envisageaient de se marier. Il expliqua à Katherine Glovier en 1979 que son premier réflexe après la séparation a été de se remarier et d’avoir plus d’enfants. Malgré la nature inhabituelle de cette corrélation entre la rupture et son nouveau couple, il se disait très traditionnel. Avoir juste des relations n’est pas suffisant. J’aime la monogamie. Quelque chose d’autre seulement n’est pas assez obsessif pour moi. Carolyn et David Cronenberg ajoutèrent plus tard un fils et une autre fille à leur famille. »
Accessoirement, Carolyn Zeifman, avec qui il se remarie en 1979, est la soeur de Stephen Zeifman, ancien ami de Cronenberg jouant dans Crimes of the Future . Carolyn est elle-même assistante de production pour Rabid. A en croire Norman Snider, un autre ami de Cronenberg, l’échec de son premier mariage est dû au mode de vie très intimiste de David, presqu’exclusif, qui fît que Margaret Hindson se sentit étouffée . Et c’est certainement vrai... Lorsque Clive Barker propose à David Cronenberg de jouer un psychiatre fou dans son film Nightbreed , Cronenberg hésite à cause du lieu du tournage, Londres, où il se retrouve seul sans sa famille . « Cronenberg est en réalité un père de bonne famille coulant des jours heureux à Toronto. » Ce jugement que je ne pourrais me permettre de porter sur l’individu, je l’ai trouvé dans un ouvrage grand public sur le cinéma mondial .
Ce qui est certain c’est que le divorce l’a véritablement blessé au point que, pour la seule fois de sa carrière, sa vie privée transparaisse dans son œuvre : The Brood , qui sort en salle le 25 mai 1979, raconte l’histoire d’une femme, internée en institut psychiatrique, qui par la seule force de son inconscient met au monde de petits monstres vengeurs, tandis que son mari essaie de protéger leur fille. Selon Peter Morris, « La bataille ultérieure contre Margaret pour la garde de leur fille Cassandra a fourni l’argument pour le script de The Brood. » A propos de la scène finale où le mari étrangle sa femme dangereuse, David Cronenberg avoue à Paul Sammon : « Je ne peux pas vous dire combien cette scène est jouissive : je voulais étrangler mon ex-femme. » Par ailleurs, comme le remarque judicieusement Maurice Yacowar, l’héroïne de The Brood porte le nom de « Nola », ce qui renversé donne « Alon(e) », soit « seul » en français . C’est dire si, pour une fois, David Cronenberg signe un film qui est un exutoire à sa vie privée.
The Brood est distribué en France sous le titre complètement fantaisiste de Chromosome 3 (alors que le titre de la version francophone québécoise était La clinique de la terreur). C’est une aberration puisqu’il ne s’agit nullement de manipulation génétique, ni même tout à fait de mutation telle qu’on pouvait la rencontrer dans les précédents films de Cronenberg ; les monstres de The Brood sont une représentation physique de la psychanalyse. Avec la traduction on perd toute la richesse du titre original que nous décrypte Peter Morris : « Webster définit brood comme (1) les jeunes oiseaux d’une couvée d’œufs ou encore une famille nombreuse ; (2) couver des oeufs ou (3) avoir des pensées maussades, spécialement après un préjudice ou une insulte. A l’évidence, Cronenberg songeait à ces trois significations, mais la dernière est de loin la plus forte. » La perte de sens dans le titrage (et donc de profondeur du film) n’est pas pour rien dans le classement de Chromosome 3 en film de série B.

Juste avant, la même année, Cronenberg a sorti Fast Company, un film vraiment à part dans sa filmographie, loin du genre « gore » auquel il se cantonne en ce début de carrière. C’est la première fois que Cronenberg ne signe pas le scénario (inspiré d’une histoire originale d’Alan Treen). Le film parle du monde des courses de dragsters et de ses entourloupes. Il faut comprendre que Cronenberg est passionné de mécanique, au point qu’en parlant de direction d’acteurs, un jour, il aura cette comparaison surprenante : « C’est un peu comme régler un carburateur, ça demande beaucoup de délicatesse et de patience. » Un des seuls intérêts de Fast Company est d’anticiper sur la thématique de Crash qui sortira des années plus tard. Ce qui est vraiment étonnant c’est qu’à une semaine d’intervalle sortent son film le plus personnel et le seul film à ne pas avoir ce que l’on appellera plus tard la touche « cronenberguienne ».
La même année, Ridley Scott signe un film qui connaît un immense succès international : Alien. Rien à voir avec David Cronenberg si ce n’était que le film reprenait le principe d’un parasite interne au corps humain principalement développé dans Shivers ou dans From the Drain. La coïncidence est plus que troublante d’autant que plus tard Dan O’ Bannon, co-scénariste d’Alien, avouera au réalisateur John Landis s’être inspiré des films canadiens, sans pour autant citer Cronenberg . Loin de chercher la querelle, David Cronenberg profitera de la réalisation d’un spot publicitaire au profit de Nike, plusieurs années plus tard, pour faire un clin d’œil à l’univers d’Alien. Il lui sera d’ailleurs proposé de tourner le quatrième épisode d’Alien, finalement réalisé par le français Jean-Pierre Jeunet .

En 1980, David Cronenberg tourne un autre film un peu plus abordable, comme le juge William Beard : « Malgré les nombreuses similarités qu’il semble entretenir avec ses premiers films, il s’agit d’un film complètement différent pour Cronenberg : moins excessif, moins nauséeux, moins personnel et beaucoup plus soucieux du plaisir direct du spectateur et d’une intrigue conventionnelle. » C’est Scanners qui reprend l’argument télépathique déjà évoqué dans Stereo puis développé dans deux synopsis non exploités : « Telepathy 2000 (The psychics) » en 1974 et « The Sensitives » en 1978 . Malgré tout, Scanners reste un film assez « cronenberguien » puisque la télépathie y est appréhendée comme un moyen d’investir le corps de l’autre, de s’emparer de son organisme. Le Québécois Christian Duguay réalise, dix ans plus tard, deux suites coup sur coup : Scanners 2, The New Order en 1991 et Scanners 3, The Take-Over en 1992.

Puis, David Cronenberg tourne Videodrome à la fin de l’année 1981, faisant faire ses premiers pas au cinéma à Deborah Harry, grande star du rock, la chanteuse du groupe Blondie. Il recevra avec ce film son premier « Genie Award » de meilleur réalisateur . Étonnamment, ce film ne connaît pas un énorme succès à sa sortie, ce n’est que bien plus tard qu’il deviendra un film culte auprès des cinéphiles avertis. Il est vrai que ce film anticipe des questions qui se feront plus vives à la toute fin du XXème siècle, sur notre rapport à la télévision et sur la prolifération des images. Videodrome s’intéresse à ce que l’on appelle les « Snuff movies », c’est-à-dire des documents vidéo où un assassinat réel aurait été commis et enregistré pour être vendu et diffusé comme divertissement. Depuis le début des années soixante-dix (époque à laquelle Cronenberg commence à réfléchir à l’argument de Videodrome, avec l’écriture d’un premier synopsis intitulé « Network of Blood ») , il court aux Etats-Unis des rumeurs selon lesquelles de tels films existeraient réellement. Juste avant Videodrome, sort en France un film similaire : La mort en direct (1981) de Bertrand Tavernier, d’après le roman de D.G. Compton, The Unsleeping Eye . Ensuite, d’autres films traiteront du sujet, comme The Brave de et avec Johnny Depp en 1997, 8mm de Joël Schumacher, avec Nicolas Cage, en 1999, et aussi, d’une certaine manière, le second Blair Witch Project de Joe Berlinger, en 1999.
En toile de fond, il y a le thème de la censure (dont il sera aussi question dans eXistenZ, en 1999). Comme le rapporte Peter Morris : « Dans le film, Cronenberg avait aussi à faire face aux pulsions de censure de certains critiques, à propos de l’imagerie sexuelle et violente de son œuvre. Je voulais, dit-il à Rodley, voir ce à quoi cela ressemblerait en fait, si ce que les censeurs avaient dit vouloir advenir, advenait. Qu’est-ce que cela donnerait ? A quoi cela pourrait-il bien mener ? » La lutte contre la censure est une des seules activités militantes de David Cronenberg, qui se considère plutôt comme un artiste apolitique. Cronenberg n’a pas oublié comment un simple article, à propos d’un de ces films, lui avait valu d’être mis à la porte de chez lui :
« Au début de l’année 1977, un article au vitriol de Robert Fulford pénétra leur vie de manière vraiment personnelle, lorsque la propriétaire de leur appartement les expulsa sur la base des commentaires de Fulford. Elle avait lu un article dans le Globe and Mail sur l’imminente sortie de Rabid. Il citait largement Fulford et notait que la star du nouveau film était Marilyn Chambers, qui avait gagné sa popularité dans des films pornographiques. La propriétaire connaissait Fulford personnellement et savait qu’il n’aurait pas menti. Et, comme elle était membre d’une congrégation anti-pornographique, elle ne pouvait tolérer la présence de Cronenberg dans sa maison. »
Selon Serge Grünberg, Cronenberg aurait déclaré un jour qu’avec Videodrome, il aurait tenté d’imaginer ce qui se passe quand un homme rentre seul chez lui un soir et met une cassette pornographique dans son magnétoscope, et ce seulement cinq ans après que Fox ait commercialisé la première vidéo...

David Cronenberg enchaîne l’année suivante avec The Dead Zone, une adaptation d’un roman de Stephen King, avec Christopher Walken dans le rôle principal. C’est la deuxième fois, après Fast Company, que David Cronenberg ne signe pas le scénario. Malgré tout, la thématique reste assez proche de l’univers d’un film tel que Scanners puisqu’il s’agit d’un mutant qui, par simple contact physique, a un pouvoir de prémonition sur les gens. Pierre Véronneau voit dans ce film une nette maturation de l’art de David Cronenberg :
« The Dead Zone marque une évolution frappante dans l’œuvre de Cronenberg. Même si on y retrouve encore des séquences-catastrophes où triomphent les effets spéciaux, celles-ci ne forment pas le motif premier du film. Elles servent plutôt, dans leur effet structurant de prévision et de rétrovision, d’ancrage à la problématique morale que développe de plus en plus le cinéaste dans son œuvre [...]. Remarquons en outre qu’au contraire des autres films du cinéaste, les séquences cauchemardesques, au fantastique explicite, renvoient à des situations de catastrophes ou d’apocalypses et n’ont pas les habituelles dimensions d’horreur individuelle. »
On peut considérer que ce film a eu une postérité puisque, depuis maintenant deux saisons, existe aux Etats-Unis une série éponyme produite par Michael Pillar et diffusée sur SCI FI et USA Network .
Il y a, ensuite, comme un vide dans la carrière de David Cronenberg : après avoir enchaîné les films les uns après les autres, Cronenberg marque une pause ; sa carrière se fait désormais sur un nouveau rythme, ce qui permet à ses films d’être plus aboutis. Mais ce n’est pas, à ce moment-là, un choix de la part du cinéaste. En fait, Dino De Laurentiis, qui a produit The Dead Zone, propose à David Cronenberg de travailler sur une adaptation de l’auteur de science-fiction Philip K.Dick : Total Recall. Pendant un peu plus d’un an, David Cronenberg et le scénariste Ron Shusset travaillent et retravaillent différentes versions de l’adaptation sans finalement parvenir à tomber d’accord. Il est évident que cette thématique de manipulation de la mémoire et du réel ne pouvait que séduire David Cronenberg, mais il ne pouvait se résoudre à en faire le film d’action que c’est finalement devenu. Cronenberg finit par se retirer du projet et Dino De Laurentiis en confie donc la réalisation à Paul Verhoeven, quelques temps plus tard. Ces quelques années improductives sont assez difficile pour David Cronenberg, surtout sur un plan financier. En somme, le seul contrat qu’il a, à cette époque, est le petit rôle qu’il interprète dans le film de John Landis, Into the night en 1985.

Enfin, David Cronenberg réalise, pour la société de production de Mel Brooks, The Fly, un remake assez libre du film homonyme de Kurt Neumann de 1958 (connu en France sous le titre La mouche noire). Il s’agit de la lente mutation d’un être humain en une sorte d’hybride de mouche. On y retrouve toute la problématique organique chère à Cronenberg. A ce propos, un dialogue entre Serge Grünberg et le cinéaste est des plus intéressants :
Serge Grünberg : « Diriez-vous que vous avez vécu des expériences, des expériences organiques, qu’on pourrait retrouver dans vos films ? Je ne serai pas plus indiscret. »
David Cronenberg : « Oui, bien sûr ! mais je pense qu’il s’agit d’expériences que tout le monde a connu. Il y a le sexe, évidemment, mais aussi la nourriture. Manger. Déféquer. Les problèmes d’audition qu’on peut avoir, et le cérumen dans vos oreilles, et ne pas être capable de voir et devoir par conséquent porter des verres correcteurs, et compenser ses faiblesses grâce au téléphone et à d’autres prothèses, avoir un ongle incarné... Ce n’est pas forcément plus exotique que ce que chacun éprouve dans son corps dans une vie normale. La seule différence, je crois, c’est sans doute que j’en suis très conscient et que je trouve dans ces expériences quotidiennes un grand pouvoir métaphorique. »

The Fly est alors le plus gros succès public du cinéaste canadien. Selon les chiffres de Peter Morris : « A sa sortie, à l’été 1986, il gagna au box-office l’étonnante somme de 100 millions de dollars. » C’est en tout cas en France le plus connu des films du réalisateur, diffusé environ une fois par an sur la chaîne de télévision M6. Comme tous les grands succès du box-office, The Fly donne lieu à une suite, mais à laquelle David Cronenberg ne participe pas. Chris Walas, qui avait en charge les effets spéciaux, signe ce second film.

Puis, deux ans plus tard, c’est le retour à un projet très personnel : Dead Ringers , qui expose la déchéance de deux jumeaux, gynécologues réputés. David Cronenberg a mis des années à élaborer cette histoire dont on trouve déjà des éléments dans « Pierce », un synopsis de 1975, ou dans « Roger Pagan, gynecologist », une nouvelle écrite par David Cronenberg , tous deux inspirés d’un fait-divers :
« L’intérêt de Cronenberg pour la gémellité provient [...] des antécédents cinématographiques mais aussi d’un fait-divers bizarre, scandaleux et tragédique provenu en 1975. C’est le double suicide de gynécologues jumeaux et accusés de toxicomanie et d’abus sur leurs patientes. Twins, une nouvelle plutôt inintéressante, fût publiée en 1977 et était principalement basée sur cette affaire. »
Après de longues tractations avec d’éventuels producteurs, Cronenberg retourne à l’auto-production, en collaboration avec Marc Boyman, qui avait coproduit The Fly . Dead Ringers, avec Jeremy Irons en double vedette, sort le 23 Septembre 1988 au Canada et aux Etats-Unis, il porte au Québec le titre Alter Ego et, en France, Faux-Semblants.
Ce film vaut à David Cronenberg de recevoir son deuxième « Genie Award » de meilleur réalisateur et surtout c’est enfin la reconnaissance de la critique internationale. En France, il reçoit même la distinction de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, en 1990 . Globalement, les années quatre-vingt-dix voient David Cronenberg sortir de son statut d’artisan de film de genre pour accéder enfin au rang d’artiste. Comme l’explique Peter Morris : « Dans les années 90, ses films ont gagné plusieurs prix dans des festivals, il a reçu (fait sans précédent) trois Genie Awards de meilleur metteur en scène, et il a été honoré d’importantes rétrospectives de son œuvre à Londres, Paris, Toronto, Tokyo, Montréal et d’autres villes encore. »

Et effectivement, il est récompensé d’un troisième « Genie Award » de meilleur réalisateur pour Naked Lunch en 1991 (distribué en France sous le titre Le Festin Nu). Il s’agit d’une adaptation du roman de l’écrivain fétiche de Cronenberg : William Seward Burroughs. En fait d’adaptation c’est presque autant une biographie de l’écrivain :
« Petit à petit je me suis rendu compte que j’étais en train de faire un film qui était d’avantage sur William Burroughs que l’adaptation du Festin Nu. Donc je suis allé voir Burroughs et je lui ai dit : Y a des choses qu’il faut maintenant que j’injecte dans le film, qui vont au-delà du roman. Il faut que je raconte votre vie aussi, il faut que je raconte que vous avez tué votre première femme accidentellement et il m’a répondu : Je considère que ma vie et tous mes livres ne sont qu’une seule œuvre globale, donc vous avez parfaitement raison, vous êtes parfaitement en droit de me demander d’injecter ces éléments dans Le Festin Nu »
Le Festin Nu est de toute façon réputé comme étant un livre inadaptable. David Cronenberg confie à Peter Morris : « Je voulais faire quelque chose qui ait un rapport avec l’influence qu’a eu Burroughs sur moi, pour montrer à quel point le livre a été absorbé par la culture, pour pointer l’iconologie de la figure Burroughsienne, ces choses que vous ne pouvez pas obtenir en traduisant littéralement le livre. J’essayais d’appréhender la sensibilité de l’homme. »
Auparavant, Cronenberg avait tourné de nouveau pour la télévision canadienne :
« Pendant ce temps, Cronenberg réalisa plusieurs publicités pour la télévision et deux fictions d’une heure chacune pour la série Scales of Justice, sur CBC. Même s’il ne contribua pas au script, ni pour Regina versus Horvath, ni pour Regina versus Cogan, il pût travailler avec plusieurs de ses habituels collaborateurs : Carol Spier, Howard Shore et Ron Sanders, entre autres. Une raison pour laquelle il accepta ces deux productions CBC était de garder son équipe sous la main en attendant que Naked Lunch soit refinancé. Tous les membres de son équipe étaient bien conscients que c’était généreux de sa part de leur retourner ainsi la loyauté qu’ils lui avaient donné. »

En 1993, c’est M.Butterfly, d’après la pièce éponyme de David Henry Hwang : l’histoire d’un diplomate français à Pékin qui tombe amoureux d’une chanteuse traditionnelle chinoise s’avérant être en fait un homme. Le metteur en scène retrouve alors Jeremy Irons mais surtout, c’est l’occasion pour lui de quitter ses petites habitudes canadiennes puisque, pour la première fois, il tourne à Beijing (Pékin), à Budapest et à Paris.
Dans ce film, ce qui pourrait être intéressant de rapprocher de l’univers de Francis Bacon, c’est l’homosexualité, même si le héros de M.Butterfly refuse de l’assumer. L’homosexualité est une thématique que l’on retrouve à plusieurs reprises dans l’œuvre de Cronenberg. Déjà, Ronald Mlodzik, l’acteur principal de ses tout premiers films, Stereo et Crimes of the Future, était alors l’égérie gay de Toronto. Dans Shivers, l’homosexualité n’existe que comme partie intégrante d’une vague subite de frénésie sexuelle généralisée. On peut considérer que Videodrome évoque une certaine forme d’homosexualité à propos du ventre de Max Renn qui s’ouvre comme un vagin, pour accueillir un revolver. Mais, c’est surtout à partir de Dead Ringers que David Cronenberg développe ce thème : comme nous l’explique Pierre Véronneau, « c’est en donnant aux jumeaux des prénoms respectivement masculin et féminin qu’il indique son propos. Il est même tentant de dire, en se souvenant de l’importance de l’homosexualité dans ses deux premiers films, qu’il aborde à nouveau ce thème à travers la relation entre Beverly et Elliot. » Toutefois, Peter Morris tempère ce propos : « L’homosexualité explicite du livre fût éliminée et l’histoire devint un peu plus une sorte de fantaisie homo-érotique que cette culture homosexuelle répandue de nos jours. » On retrouve ensuite l’homosexualité, non plus seulement suggérée, dans Naked Lunch, dans M.Butterfly bien sûr, mais aussi dans Crash, quoique dans ce dernier elle soit aussi moins affirmé que dans le roman original .
Il y a donc de quoi se poser la question indiscrète des préférences sexuelles du cinéaste. Serge Grünberg l’a questionné à ce sujet, ce à quoi David Cronenberg a répondu qu’il éprouvait un certain intérêt pour ce qu’il dénommerait une « homosexualité philosophique », quelque chose de très éloignée, en somme, des moeurs de Francis Bacon. Il faut bien comprendre que chez David Cronenberg, le couple homosexuel n’est qu’une variante (à forte portée dramatique) du couple en général. La notion de couple est récurrente dans l’œuvre de Cronenberg : dans Rabid il y a cet homme qui désespère de récupérer sa femme accidentée ; dans The Brood, le schéma de base est le même, bien que porté à un paroxysme ; dans Scanners on voit naître le couple fraternel que Cronenberg développera dans Dead Ringers ; dans The Dead Zone il y a de nouveau ce désespoir de l’homme dont le couple fût brisé par le destin; dans The Fly le couple au contraire essaie de survivre au destin ; dans Naked Lunch, c’est parce qu’il a tué sa femme que Bill Lee se perd dans les arcanes de ses délires ; dans Crash c’est la vie sexuelle du couple qui est en jeu ; dans eXistenZ il y a ce couple formé par la créatrice de jeux vidéo et son garde du corps ; dans Spider revient perpétuellement le souvenir du couple œdipien ; et dans M.Butterfly, donc, cette histoire d’amour biaisée entre ce diplomate français et ce chinois travesti. C’est en particulier ce qu’évoque Peter Morris avec cette assertion : « La vertu de l’ambiguïté ou le vice de l’ambivalence » qui vaut pour toute l’œuvre de David Cronenberg.

Dans ces années-là, les apparitions à l’écran de David Cronenberg se multiplient. Avec la notoriété, arrive la fascination pour ce cinéaste « à l’apparence d’un gynécologue » : après avoir jouer dans Cabal de Clive Barker, en 1990, il est crédité au générique du film Le Procès d’Heywood Gould, en 1994, puis à celui de Henry et Verlin de Gary Ledbetter, la même année ; en 1995, il apparaît dans Prête à tout de Gus Van Sant, puis en 1996, dans Les Idiots de Lars Von Trier et dans Mesure d’urgence de Michael Apted ; et enfin en 1998, il joue dans Last Night, le film de son ami Don Mac Kellar, puis en 1999, dans Resurrection de Russel Mulcahy.
Il ne quitte pas pour autant sa vocation de cinéaste puisque, en 1996, son film Crash crée le scandale. Dans cette adaptation du roman de James Graham Ballard, il est question du fort pouvoir érotique des accidents de voiture. « Ce film a une sorte de pureté si extrême que je ne pourrai jamais aller au-delà. Mon prochain film devra nécessairement aller dans une toute autre direction. Crash marque peut-être la fin d’un cycle, un cycle intérieur, je pense avoir atteint une zone inexplorée [...] comme si Crash avait été mon dernier film. » Il est très controversé à sa sortie et subit la censure aux Etats-Unis même si, par ailleurs, il remporte le prix du jury au Festival de Cannes ou même s’il permet à Cronenberg de décrocher son quatrième Genie Award de meilleur réalisateur. C’est en tout cas le plus gros succès du box-office canadien .
Par rapport à ses démêlés avec la censure, David Cronenberg réagit alors avec ses armes de créateur : il écrit le scénario d’une conceptrice de jeux vidéo nouvelle génération qui est menacée d’assassinat pour son œuvre. C’est eXistenZ qui sort en 1999 et pour lequel David Cronenberg déclare s’être inspiré du sort de l’écrivain Salman Rushdie, forcé à l’exil par la féroce censure islamiste.

Et, s’il était besoin de marques de reconnaissance supplémentaires de la part de la profession, David Cronenberg est choisi pour présider le jury du festival de Cannes, lors de l’édition de l’année 1999. Que de chemin parcouru pour le jeune étudiant exilé qui se faisait refouler de Cannes dans les années soixante-dix ! Pour le critique canadien Geoff Pevere, « Cronenberg est le cinéaste de fiction le plus célèbre, le plus commenté, le plus chaudement contesté et le plus important que le Canada anglais ait jamais connu. »
En 2002, David Cronenberg sort son dernier film en date : Spider, d’après le roman éponyme de Patrick McGrath, qui signe d’ailleurs lui-même l’adaptation. C’est l’histoire d’un aliéné qui, de retour sur les lieux de son enfance, reconstitue peu à peu la réalité du drame qui lui a fait perdre la tête : la mort de sa mère. Pour la première fois, Cronenberg ne choisit pas l’acteur principal, ayant été contacté directement par l’agent de Ralph Fiennes pour faire ce film. Le cinéaste a d’abord hésité, refusant le principe de n’avoir pas une totale liberté de choix pour son équipe de travail, puis il s’est laissé convaincre par l’engouement de Ralph Fiennes pour le personnage. Ce dernier opus, sélectionné pour la compétition du Festival de Cannes, ne sera récompensé d’aucun prix :
« Avec ce film glaçant, Cronenberg déçoit les espérances que le festival avait placées en lui pour assurer le minimum syndical du frisson à grand spectacle (malaise, angoisse, scandale) [...]. On peut y relire le roman de ses obsessions (schizophrénie, organismes en transit, aventures du corps), mais un roman dont il aurait bazardé des chapitres entiers [...] et arraché la couverture habituelle (pas l’ombre d’un effet spécial) »

A la lecture du scénario, David Cronenberg s’est écrié : « Spider c’est moi ! » Ce n’est pourtant pas un film plus personnel car, comme il le précisera plus tard : « Je suis tous les personnages de mes films. » Mais Cronenberg est loin d’être fou, ou même légèrement dérangé... Comme il le fait dire à l’un de ses personnages dans Scanners (Pierce, le sculpteur) : « C’est mon art qui me garde sain d’esprit ! » Peter Morris nous éclaire d’ailleurs sur le sujet, analysant bien le décalage saisissant entre ce que Cronenberg fait passer de lui dans son œuvre, et ce qu’il est vraiment dans la vie :
« Malgré la claire identification de Cronenberg à ses personnages, il ne leur ressemble en rien dans la vraie vie. Il confia à Breskin, par exemple, qu’il avait une réelle horreur de la passivité... Je n’aime pas la fantaisie dans ma vie. J’en ai un incroyable dégoût, et une véritable prise avec la réalité. Similairement, il vit heureux à Toronto, une ville dont la qualité glabre, la façade mignarde et le décorum tout de respectabilité ont souvent servi à Cronenberg de métaphore de la propreté et de l’ordre masquant les démons et les refoulements de ses personnages. Il a toujours reconnu la remarque qu’il fît quinze plus tôt à Katherine Govier que les riches maisons du quartier Forest Hill de Toronto étaient remplis de fous, souffrant tous les pires choses à vous figer le sang. Le chaos de ses films est l’envers pervers de son sens de l’ordre. Il s’attacha à séparer sa vie et son art en suggérant qu’en tant que citoyen et père, il avait des responsabilités sociales, mais que la seule responsabilité de l’artiste était d’être irresponsable comme il le mentionna à Breskin [...]. Un équilibre délicat : détachement et engagement passionné ; raison et émotion ; esprit et corps ; l’art comme étant à la fois le mal et l’antidote ; science et art ; des mâles révélant les faiblesses de la masculinité ; ambitieux et ouvert à propos de son travail mais absolument exclusif pour ce qui est de sa vie privée ; l’auteur de films dont les héros passifs, impuissants sont l’antithèse de sa propre créativité ingénieuse ; la vie qui ne peut que finir en échec mais devant néanmoins être vécue avec passion ; un père et un mari dévoué appartenant à la classe moyenne dont les films sont la terreur des valeurs de cette classe moyenne ; paradoxes qui sont plus apparents que réels. C’était comme si, à l’adolescence, Cronenberg avait pris à cœur le conseil centenaire de Gustave Flaubert : Soyez régulier et ordonné dans votre vie, comme un bourgeois, ainsi vous pourrez être violent et original dans votre œuvre. »

Ainsi, si leurs œuvres présentent quelques similarités, comme on va le voir plus en détail désormais, on peut déjà affirmer que Francis Bacon et David Cronenberg n’ont pas du tout la même personnalité. Alors que Francis Bacon était un homosexuel truculent, flambeur, porté sur la boisson, et volontiers scandaleux, David Cronenberg surprend toujours par sa gentillesse et son savoir-vivre ; un bon père de famille décevant toutes les spéculations de ses aficionados.

B) Vers une interdisciplinarité

1) Les rapports de Francis Bacon à la photographie et au cinéma :

A propos de la peinture de Francis Bacon, Philippe Dagen affirme que c’est « de photographie et de cinéma qu’il est question au premier chef. S’il lui arrive de peindre d’après des photographies c’est d’abord, dit Bacon, parce que le sentiment qu’on a de l’apparence subit constamment l’atteinte de la photographie et du film. De sorte que quand on regarde quelque chose, on ne le regarde pas d’une façon directe, on le regarde aussi à travers l’attaque déjà faite par la photographie et le film. » S’il est intéressant de se demander en quoi le peintre a pu influencer le cinéaste, il faut d’abord comprendre combien le cinéma lui-même a pu influencé le peintre.

Remarquons tout d’abord que l’atelier de Francis Bacon est un véritable dépotoir de photographies, il en traîne dans tous les coins : des pages arrachées de livres de radiographies, des photos de maladies de la bouche, des photos découpées dans les journaux, des chronophotographies d’Eadweard Muybridge (considéré comme un des ancêtres du cinéma), des reproductions du tableau Innocent X de Vélasquez (Etonnamment, Francis Bacon ne verra jamais qu’en photographie cette toile qui était si importante pour lui. Même lors de sa visite de Rome en 1954, il ne se rend pas au Palais Pamphili où est exposée la toile.), ou le photogramme de la nurse hurlante, tiré du film Le Cuirassé Potemkine de Sergeï Eisenstein (1898-1948)... Mais aussi (et surtout) des photographies de ses modèles prises par John Deakin pour la plupart, puis par John Edwards après la mort de ce dernier.
Francis Bacon a cette particularité de ne pas peindre ses portraits en présence des personnes représentées. Il passe par l’étape de la photographie parce qu’il trouve cela « moins inhibant de travailler de mémoire. » La présence réelle du modèle implique qu’au regard du peintre sur son modèle réponde le regard du modèle sur le peintre et éventuellement le droit de regard sur la toile. Pour Francis Bacon, travailler à partir de photographies du modèle permet d’en faire un objet et non plus un sujet (ce qui pourrait aussi ce comprendre dans un rapport de suzeraineté) Paradoxalement, ce n’est pas tant l’apparence que la présence que Francis Bacon cherche à rendre dans ses tableaux, cette apparition du vivant qui impressionne tellement le peintre et qu’il voudrait saisir :
« Bacon semble impuissant à représenter simultanément, à volonté et exactement, ce que Montaigne nommait déjà et l’être et le passage, soit qu’il peigne l’être sous l’apparence de l’instant - c’est à dire non tel qu’il l’a jamais vu mais tel que l’instantané photographique lui en révèle la spectrale éventualité -, soit qu’il peigne le passage, ces visages tuméfiés par leur course à travers le temps et qui ne connaîtront jamais le repos. »
Par ailleurs, Francis Bacon a un peu le même rapport à la photographie que les artistes-performeurs des années soixante : la photographie n’est pas une fin en soi mais un témoignage, la preuve neutre qu’il y a eu présence, événement humain. Pour ces artistes, cependant, la photographie venait après la performance, pour Francis Bacon, elle précède la démarche artistique, elle s’intercale entre le vécu et son rendu en peinture. Sylvain Corlu pense que pour Bacon l’image photographique n’est pas seulement un point de repère mais aussi une injonction : que manque-t-il à cette représentation que lui, artiste, pourrait rendre par la peinture ? Quelles sont ces sensations qui font défaut au rendu argentique et auxquelles il n’aurait pas osé s’abandonner en présence du modèle ? Est-ce du fait de ce processus photographique que « Francis Bacon place généralement ce dont il traite sous une dure lumière fixe d’électricité ou, parfois, de net soleil que ne nuance rien qui relèverait de la météorologie, tout se passant en somme dans la crudité de midi - sommet du jour et heure de vérité - ou celle de ce qu’en langage de théâtre on appellerait pleins feux » ?

Si la photographie a irrémédiablement détrôné la peinture (ou l’a élevée au rang d’art pour l’art, ce qui revient au même), elle lui a par contre apporté beaucoup pour ce qui est de la compréhension des mécanismes de perception. Selon Jean Clair :
« Bacon est le premier peintre contemporain peut-être, avec Giacometti, à faire progresser le sens de la réalité, qui prend en compte les déformations latérales de la perspectiva artificialis, autrement dit qui considère le fait que la vision psycho-physiologique, à un niveau factuel et pour ainsi dire "pré-psychologique", est une vision courbe, où les formes sont projetées, non sur une surface plane mais sur une surface à courbure concave qui est celle de la rétine [...]. Les cercles, halos et disques qui viennent consteller ses personnages - analogues aux cercles de confusion qu’on rencontre en photographie et qui sont des phénomènes lenticulaires - devraient alors être envisagés, non comme des inventions arbitraires mais comme la projection logique de la fovea, du point aveugle de la rétine sur la toile. »
Ainsi, c’est cette intimité avec le processus photographique qui permet à la peinture de Francis Bacon d’être ce qu’elle est. Michel Leiris le dit de Francis Bacon :
« La situation paradoxale d’un artiste persuadé de la futilité de toutes choses mais épris de son métier aussi ardemment que de la vie et qui veut en chacune de ses œuvres (spécialement ses portraits) atteindre, au bout d’errances dont il n’est que partiellement le maître, à une cohérence classique, conjointe à une violente immédiateté, ainsi qu’à une ressemblance dans la dissemblance qu’un peintre se doit d’obtenir, à notre époque où c’est aux caméras et autres appareils d’enregistrement qu’il revient de dresser des constats. »

En fait, la démarche de Francis Bacon se rapprocherait plus de la cinématographie que de l’épreuve photographique unique : il peint plutôt des séries (Crucifixion[s], Tête[s], Pape[s], Portrait[s] de Van Gogh et tous ces autres portraits...) « Le fait que je peins des séries tient peut-être à ce que j’ai regardé ces livres de Muybridge où les stades d’un mouvement sont montrés en photographies séparées. » Chez Francis Bacon, la série n’est pas, en effet, une simple juxtaposition. Il s’en explique à David Sylvester : « dans la série, chaque tableau se reflète sur l’autre continuellement, quelquefois ils sont meilleurs en série que séparément [...]. Aussi, il semble que, côte à côte avec une autre, une image puisse dire la chose plus intensément. »
C’est cette vérité qu’en cinéma, on connaît depuis les pionniers soviétiques des années vingt, qui ont théorisé le montage. Ce surplus expressif de la série a un nom en théorie cinématographique : c’est l’effet K ou effet Koulechov, du nom du réalisateur qui a mis en évidence le fait que notre réceptivité à un plan, que l’on pourrait qualifier de neutre, était conditionnée par le pathos contenu dans le plan qui le suit immédiatement. En somme, on attribue rétrospectivement à la première image une connotation qui est fonction de ce qui suit.

Au-delà de cette pratique sérielle, Francis Bacon aura aussi très souvent recours à la composition en triptyque. Le premier de ces triptyques, Trois études de personnages à la base d’une crucifixion, marque en 1944 le véritable début de son œuvre, du moins telle qu’il a voulu nous la transmettre puisqu’il a détruit la quasi-totalité de ses peintures antérieures. Pour cette disposition particulière du triptyque, l’artiste reconnaît s’inspirer de la vision panoramique du cinéma : « Le recours à la forme éminemment classique du triptyque enveloppant en quelque sorte le spectateur, mode dont Francis Bacon m’a dit que c’était en vérité le cinéma sur écran panoramique qui lui avait donné l’idée d’en faire usage. »
En définitive, l’art de Francis Bacon est assez proche de l’art cinématographique. Comme le soulève un article du Times : « Peut-être l’imagination de M. Bacon est-elle d’avantage celle d’un cinéaste que celle d’un peintre ; ses fantaisies les plus monstrueuses semblent faire appel à l’extension temporelle du cinéma, ainsi qu’à l’extension spatiale qui fait ressembler ses énormes toiles à un rideau de théâtre, dans le but de s’assurer de leur plein effet. » Et ce n’est pas un hasard si dans le panneau droit de Triptyque. Étude du Corps Humain , on remarque un homme campé derrière une caméra, dans l’embrasure d’une porte. On pense à la célèbre phrase d’Abel Gance : « Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma... Toutes les légendes, toute la Mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les religions elles-mêmes attendent leur résurrection lumineuse, et tous les héros se bousculent à nos portes pour entrer. » Et, Francis Bacon de déclarer : « Si je pouvais revivre ma vie, au lieu de faire la peinture, je ferais le cinéma. » Il précise cette affirmation à David Sylvester : « Je pense que je pourrais faire un film avec toutes les images qui ont grouillé dans ma tête, dont je me souviens et que je n’ai pas utilisées. Après tout, la plupart de mes tableaux se font avec des images. » Dans son film pour la BBC , David Hinton prend d’ailleurs Francis Bacon au mot et réalise un saisissant montage des nombreuses photographies qui traînent dans l’atelier de l’artiste, une sorte de flash rétinien de ce qui se produit dans la tête de Bacon au moment où s’élabore le processus créatif.
On ne peut pourtant pas vraiment dire que ce qui manque à la peinture de Francis Bacon, par rapport au cinéma, soit le mouvement. Inspiré des chronophotographies d’Eadweard Muybridge, Francis Bacon fixe le mouvement de ses Figures. Lisons donc ce qu’en pense Pascal Bonitzer :
« C’est toute l’aventure de l’art moderne, l’irruption d’un mouvement-fou dans la peinture. De Picasso à Bacon, une véritable peinture-mouvement fait subir à la figure, à la représentation, une espèce d’anamorphose sauvage, déréglée. Les visages sont pressés, tordus, froissés, bougés, les corps dépliés dans un espace qui cesse d’être purement optique, un espace-temps convulsif marqué de cette dimension proprement moderne : l’accélération. »
Pour cet auteur aussi, la peinture de Francis Bacon se rapproche beaucoup de l’art cinématographique :
« En peinture comme au cinéma, le mouvement est multiple ; on peut distinguer des mouvements de différentes natures, qui traversent la toile ou l’écran : ainsi le mouvement prescrit par des peintures d’anamorphoses, qui est celui de l’œil du spectateur (l’œil doit voyager dans l’espace et dans le sens) plus que de la figure, ne semble avoir aucun rapport avec les mouvements involontaires, violents, dont l’action-painting est le tracé ; et cependant la peinture-mouvement d’un Bacon semble combiner les deux, anamorphoses sans perspective et pincées d’action-painting. »

Ce qui différencie cependant Francis Bacon d’un cinéaste, c’est le parti-pris d’éviter à tout prix l’anecdotique. « Il faut qu’il y ait un rapport entre les parties séparées, mais ce rapport ne doit être ni logique ni narratif. » Même dans ses triptyques, il se défend d’être narratif :
« Je veux éviter de raconter une histoire, je tiens à faire ce que Valéry disait : donner la sensation sans que pèse l’ennui de la transmission. Et, dès qu’une histoire fait son entrée, l’ennui vous vient. Parce que je crois que le film, la photographie ont pris en charge la fonction illustrative que les peintres croyaient devoir assumer... »
Ce ne serait pas extrapoler les propos du peintre que de dire que, grâce à l’avènement du cinéma, les Beaux-Arts se sont affranchis de l’anecdotique. Contrairement à David Cronenberg, cinéaste, Francis Bacon, peintre, bénéficie du confort de ne pas avoir obligation de fiction.

Lorsque Michèle Monjauze affirme que « Bacon projette la vie violente du corporel. » , on pourrait facilement conférer à ce verbe une acception cinématographique. Aussi bien, il n’est pas étonnant que l’on cherche à rapprocher certains cinéastes de l’œuvre de Francis Bacon, lui-même reconnaissant s’être fortement inspiré du cinéma de Buñuel (1900-1983) et du film d’Eisenstein : Le Cuirassé Potemkine. D’une manière générale, tous les films du mouvement "Gore" pourraient être revus à la lumière d’une éventuelle influence de Francis Bacon : George Romero , Brian de Palma , John Carpenter , Tobe Hooper , Wes Craven ou Larry Cohen déconstruisent le corps et traquent la Figure dans sa viscéralité. C’est pour l’ensemble des films du genre que l’on pourrait creuser ce rapprochement.

2) Les rapports de David Cronenberg aux arts plastiques :

Issu d’une famille d’intellectuels, David Cronenberg a très tôt été sensibilisé aux Beaux-Arts. Sa curiosité artistique a été partie prenante de ses années de formation, comme il le confie à la journaliste artistique Véronique Bouruet-Aubertot :
« Je fréquentais les galeries d’art de Toronto. Dans les années soixante, l’art était en pleine ébullition, débordait du simple tableau accroché au mur pour se développer en environnement. Michael Snow [né en 1929], par exemple, se livrait à toutes sortes d’expériences. L’avant-garde New-Yorkaise et la coopérative des cinéastes avec des gens comme Jonas Mekas [né en 1922] ou Kenneth Anger [né en 1930], m’ont beaucoup inspiré également. Ils venaient souvent à Toronto assister aux petits festivals d’avant-garde où nous organisions des projections-marathon qui duraient parfois plus de douze heures. »
Lorsqu’il tourne ses premières bobines en 16 millimètres (Transfer en 1966 et From the Drain en 1967), David Cronenberg se perçoit certainement plus comme un artiste contemporain que comme un cinéaste, à cette époque où le mot "cinéma" évoquait invariablement Hollywood, en Amérique du Nord en tout cas. L’industrie du cinéma n’existe pas encore au Canada et elle se constituera sinon autour de Cronenberg, du moins avec lui. Comme l’explique Peter Morris : « Depuis le début de sa carrière, David Cronenberg s’est considéré comme un artiste qui est venu à choisir le film comme médium plutôt que comme un réalisateur à qui il est advenu de faire de l’art. »
Et Cronenberg trouve que « c’est un processus très plastique la conception des images » . D’ailleurs, comme le rapporte Serge Grünberg, « Cronenberg est le nom de cinéaste le plus cité par au moins deux générations d’artistes contemporains, en commençant par Andy Warhol [1928-1987] ! » L’art est très important pour David Cronenberg. Dans The Fly, le premier signe du film proprement dit est le mot "art", en lettres de néon rose, sur lequel se fait le point, après ce générique de flou coloré qui s’avère être une foule assistant à un vernissage, dans une sorte de grand hall. L’exposition en question est intitulée « Art & Science ». C’est là tout l’univers du cinéaste.

Dans son œuvre, David Cronenberg pratique régulièrement la citation artistique : il y a souvent des tableaux accrochés aux murs des différentes pièces où évolue l’action de ses films. Dans Rabid, par exemple, on peut apercevoir en partie un tableau de Gustav Klimt (1862-1918) dans le bureau du docteur Dan Keloïd , ou une gravure dans le style des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France du XIXème siècle, dans la chambre de Rose . William Beard nous apprend comme le cinéaste joue avec les tableaux :
« Au moment où l’agression de Rose sur Lloyd est découverte, la joyeuse peinture abstraite jaune et blanc qui décore le mur de sa chambre de clinique est inclinée et a perdu sa droiture rectangulaire en plus d’être tâchée de sang ; il s’agit en fait maintenant d’un spécimen d’art abstrait qui exprime beaucoup mieux l’état des choses qu’auparavant. »
Plus tard dans le film, on trouve d’autres reproductions de tableaux de styles très différents : de l’art abstrait, encore, mais aussi de l’art naïf et un paysage proche de l’école naturaliste de Barbizon (XIXème siècle) chez Mindy . L’appartement de la scène finale est décoré d’une grande tenture africaine, d’une reproduction d’art abstrait, à nouveau, ainsi que d’un tableau, posé sur le flanc, ressemblant à du Degas (1834-1917) et d’une sculpture, divisée en deux fragments, représentant une énorme tête.
Dans The Brood, on retrouve une reproduction de Paul Klee (1879-1940) et quelques sculptures dans l’appartement où vit la mère de Nola. Dans le bureau du docteur Raglan , il y a une reproduction d’une fresque de l’art pariétal du Paléolithique. Plus tard dans le film, figure dans une autre pièce une réplique d’un groupe sculpté d’Alberto Giacometti (1901-1966) : des silhouettes en marche.
Dans Scanners , on ne relève que deux tableaux d’art abstrait, dans le bureau de Darryl Revok , à la fin du film. Dans The Dead Zone , on trouve dans la chambre de John , à la clinique, une reproduction d’un tableau du groupe « Der Blaue Reiter », un paysage d’art contemporain et une icône religieuse. Chez le père de John, il y a deux portraits d’ancêtres, de facture traditionnelle. Dans l’appartement de John, beaucoup de dessins d’enfants marquent sa nostalgie d’ancien instituteur ayant eu sa vie brisé par un accident de la route. Enfin, dans la chambre d’enfant de Frank Dodd , un tableau représentant des chevaux au galop reprend le motif du papier peint.
Dans The Fly, les reproductions accrochées dans l’appartement de Veronica Quaife sont pléthore, jusque dans la salle de bains ! L’une d’elles reproduit une toile de Gustav Klimt, les autres n’étant pas identifiables. Dans Naked Lunch , lorsque William Lee achète sa machine à écrire Clark-Nova, le vendeur met en vitrine, à la place de la machine, une sculpture représentant un pendu avec un "Mugwump " accroché dans son dos. Selon Véronique Bouruet-Aubertot, journaliste à Beaux-Arts Magazine, « certains plans du Festin Nu renvoient à Matisse [1869-1954] » et à sa représentation de l’Orient. Dans Spider , les pièces du foyer d’hébergement sont décorés de gravures, ou de paysages bucoliques tels qu’on en peignait aux XVIIème et XVIIIème siècles.

On pourrait aller plus loin et retrouver dans toute l’œuvre de Cronenberg des liens avec l’histoire de l’art. Dans Rabid, par exemple, la victime de Rose, dans le jacuzzi, pourrait évoquer la célèbre Ophélie de Millais (1829-1896), tout comme le suicide de Frank Dodd dans sa baignoire, dans The Dead Zone, rappelle immanquablement le Marat de David (1748-1825). Selon Maurice Yacowar, dans Rabid, la scène pastorale, où Rose vient dans l’étable vampiriser une vache, est composée comme une peinture . Dans M.Butterfly , lorsque René Callimard embrasse Song Liling , qui a la tête enfouie dans son châle, on ne peut pas ne pas penser au tableau de René Magritte (1898-1967) où les deux amants ont les visages camouflés .
Dans Videodrome , il faut faire une mention spéciale à tout ce décorum gothique, chez les O’Blivion : alors que le film se moque des discours sur le ramollissement de l’Amérique, on peut légitimement voir dans cet artifice décoratif un clin d’œil au célèbre tableau de Grant Wood, American Gothic , qui, dans la panique de la crise de 1929, célèbre les vertus pionnières de l’Amérique.
Dans la scène finale du film Scanners, la forme du cadavre consumé de Cameron Vale évoque les œuvres du sculpteur Germaine Richier (1904-1959), élève de Giacometti, en particulier son Christ de l’église du Plateau d’Assy, ou, plus contemporains, les troncs creux de Magdalena Abakanowicz (née en 1930). Dans Crash, les incisions des carrosseries automobiles rappellent les célèbres fentes sur toiles monochromes de Lucio Fontana (1899-1968).
Pour Serge Grünberg, une des scènes de Dead Ringers ressemble à une piéta : « Dans leur impeccable cabinet dévasté par leurs excès, Bev’ et Elly , faux frères siamois qui se sont séparés au bistouri, se rejoignent enfin dans une pose inspirée une fois de plus des classiques de l’art sacré. » La dernière image de Dead Ringers pourrait d’ailleurs être un tableau de Caravage (1571-1610). On y retrouve, à dessein je suppose, l’éclairage dramatique du maître. Puisqu’il est question du Caravage, mentionnons ici un rapprochement intéressant que Serge Grünberg propose à David Cronenberg, devant la caméra d’André Labarthe : il voit, dans la scène où Max Renn plonge sa main dans ce nouvel orifice qui s’ouvre sur son ventre, dans Videodrome, un "remake" du tableau L’incrédulité de St Thomas, où Thomas glisse deux doigts dans le flanc percé du Christ ressuscité. En tout cas, l’intention des deux artistes (Caravage et Cronenberg) est ici de représenter la chair et l’incrédulité de l’être humain face à cette existence charnelle.

Une autre particularité du cinéma de Cronenberg est d’érotiser les objets : la cassette vidéo organique ou l’écran de télévision sensuel de Videodrome, ou encore les machines à écrire vivantes dans Naked Lunch. Plastiquement, on pourrait rapprocher certains objets des sculptures molles de son contemporain américain Claes Oldenburg (né en 1929) ou, pour les machines à écrire particulièrement, l’Onanistic Typewriter de l’anglais Conroy Maddox . La console de jeu d’eXistenZ , le "gamepod", évoque plus directement les formes molles que l’on retrouve dans la peinture de Salvador Dali (1904-1989). Pascale Fleuridas nous apprend, à propos de Videodrome et de The Fly :
« D’une manière générale, dans ces deux films, tout ce qui se rattache de près ou de loin à la métamorphose et aux êtres métamorphosés est de qualité molle voire totalement liquide [...]. Il existe dans la manière de représenter cette disparition des organes de Max et de Brundlemouche quelque chose de l’ordre d’une esthétique de la dégoulinure et du ramollissement. »
D’ailleurs, dans une première version de Videodrome, qui ne fût pas retenue, le ramollissement touche même l’humain : « Dans une scène, Max et Nicki s’embrassent et leurs visages se fondent ensemble pour devenir un seul objet qui dégouline, s’étend sur le plancher et finit par monter sur la jambe d’un observateur de la scène pour le faire fondre lui-même. » Dans la littérature, une des influences majeures de David Cronenberg, William Seweard Burroughs, considérait que « le corps est une machine molle » et effectivement, comme l’écrit l’américaine Linda Kauffman : « [Cronenberg] appréhende le corps comme substance et métaphore, combinant le visuel et le tactile. »

Dans son cinéma, David Cronenberg a toujours un rapport très concret, très cru aux choses et, étonnamment, ce n’est qu’avec ses derniers films qu’il parvient à rendre sa caméra très tactile, ce qui a pourtant été son intention tout au long de sa carrière. Dans eXistenZ, Allegra Geller caresse tout de sa main : son "gamepod" qu’elle protège comme une louve ses petits, mais aussi les murs décrépis de la station-service, ou le petit monstre à deux têtes... Ted Pikul , quant à lui, a besoin de se raccrocher aux meubles pour éprouver la réalité : le fauteuil filmé en plongée dans le chalet de montagne, ou l’étagère dans le magasin de jeux. Et surtout, dans Spider, la caméra se laisse glisser le long des papiers peints ou à même la moquette, comme on laisse traîner sa main derrière soi, pour sentir la matière des lieux. En spectateur, on a vraiment cette sensation (virtuelle bien sûr) du toucher et on devient nous-même le petit Spider qui ramasse tout ce qui traîne par terre (plumes d’oiseau, boulons, bouts de ficelle...) et qui se bricole lui-même son environnement pour se rassurer. Mais peut-être n’y a-t-il pas là une évolution dans l’art du cinéaste, juste une démonstration de ce savoir-faire qui se justifie par l’histoire traitée ? Spider progresse à tâtons, métaphore de la lente reconstruction identitaire que déroule le film. Et les personnages d’eXistenZ aussi tâtonnent entre la réalité et les mondes parallèles. En tout cas, ce n’est pas parce que le cinéma s’adresse aux yeux et aux oreilles que Cronenberg se désintéresse du toucher, bien au contraire.

En passant, il est intéressant de s’arrêter sur ce que Gilles Deleuze écrit, dans son essai sur l’œuvre de Francis Bacon :
« Plus la main est [...] subordonnée, plus la vue développe un espace optique idéal, et tend à saisir ses formes suivant un code optique. Mais cet espace optique [...] présente encore des référents manuels avec lesquels il se connecte : on appellera tactiles de tels référents virtuels, tels la profondeur, le contour, le modelé..., etc. Cette subordination relâchée de la main à l’œil peut faire place, à son tour, à une véritable insubordination de la main : le tableau reste une réalité visuelle, mais ce qui s’impose à la vue, c’est un espace sans forme et un mouvement sans repos qu’elle a peine à suivre, et qui défont l’optique [...]. Enfin on parlera d’haptique chaque fois qu’il n’y aura plus subordination étroite dans un sens ou dans l’autre [...], mais quand la vue elle-même découvrira en soi une fonction de toucher, qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique. On dirait alors que le peintre peint avec les yeux, mais seulement en tant qu’il touche avec les yeux. Et sans doute, cette fonction haptique peut avoir sa plénitude directe et d’un coup, sous des formes antiques dont nous avons perdu le secret (art égyptien). Mais elle peut aussi se recréer dans l’œil moderne à partir de la violence et de l’insubordination manuelles. »
Francis Bacon se sentait assez attiré par la sculpture, même s’il n’est jamais passé à la pratique. Il décrit ainsi ce qu’il envisagerait de créer en trois dimensions :
« Ce serait une sorte de peinture structurée dans laquelle les images surgiraient, pour ainsi dire, d’un fleuve de chair [...] et il y aurait sans doute un trottoir qui s’élèverait plus haut que dans la réalité, et sur lequel elles pourraient se mouvoir, comme si c’était de flaques de chair que s’élevaient les images, si possible, de gens déterminés faisant leur tour quotidien. J’espère être capable de faire des figures surgissant de leur propre chair avec leurs chapeaux melon et leurs parapluies, et d’en faire des figures aussi poignantes qu’une crucifixion. »
Rappelons tout de même que Francis Bacon a commencé comme créateur de meubles.

Pour en revenir à David Cronenberg, la sculpture n’est pas pour lui la moindre des disciplines artistiques. La seule personnification d’artiste qui apparaisse dans ses films (si l’on omet Allegra Geller, qui est conceptrice de jeux vidéos, ou l’écrivain Bill Lee, tous deux considérés par Cronenberg comme étant des figures d’artistes) est un sculpteur : Benjamin Pierce , dans Scanners. Déjà dans Rabid apparaissait une sculpture qui préfigurait l’art de Benjamin Pierce. Comme nous l’explique William Beard :
« L’énorme sculpture sphérique en forme de tête coupée en deux qui orne l’appartement de la dernière victime de Rose semble exprimer, à un niveau plus abstrait et plus philosophique, la vision de l’homme qui anime le film : une créature schizoïde dont l’esprit est en guerre contre son corps même s’il lui est lié de manière irrévocable. Cet objet annonce clairement les puissantes sculptures de Ben Pierce dans Scanners. »
Cronenberg lui-même, d’ailleurs, dans les années 70-71, en France, quand il n’avait pas encore choisi la voie qui est devenue la sienne, s’est essayé à la sculpture :
« Je me suis aussi intéressé à la sculpture et en ait réalisé une par moi-même que j’ai intitulée Surgical Instrument for Operating on mutants [Instrument chirurgical pour opérer les Mutants]. C’était coulé en aluminium dans une fonderie de Nice puis retravaillé à la main ensuite. Une partie de la sculpture représentait l’organe à opérer et une autre l’instrument lui-même. »
C’était l’anticipation de ces instruments chirurgicaux que l’on retrouve dans Dead Ringers, inventés par Beverly, devenu fou, pour opérer les mutantes. Ceux que l’on retrouve dans Dead Ringers, par contre, ne sont pas de la main de David Cronenberg : ils ont été, à sa demande, conçus et réalisés par Peter Grundy, Alicia Keyrvan et David Dyder. Ce qui est amusant c’est que, dans le film, Beverly retrouve ses outils d’un genre particulier, dans la vitrine d’une galerie d’art. Pierre Véronneau se demande s’il s’agit là d’une « satire devant le pouvoir récupérateur de l’art [ou d’une] reconnaissance de la dimension esthétique des objets les plus baroques et les plus barbares » .
Sans répondre à cette question, il faut toutefois préciser que, pour David Cronenberg, la distinction entre l’artiste et l’artisan n’est pas si franche. Elle n’est d’ailleurs historiquement pas fondée, c’est une invention du XIXème siècle. Tout l’art qui nous est parvenu de l’Antiquité ou du Moyen-Age, nous le devons à ce que nous appellerions aujourd’hui des artisans. C’est aussi ce que nous rappelle ce clin d’œil des instruments chirurgicaux de Dead Ringers, tout comme ce détail d’un téléfilm de Cronenberg que nous rapporte John Harkness : « le collectionneur du court-métrage The Italian Machine , qui achète une motocyclette phénoménale pour l’exposer dans son living comme objet d’art » .

Ainsi, il est flagrant que les arts plastiques revêtent une certaine importance pour le cinéaste. Seulement, à aucun moment de son œuvre, David Cronenberg ne fait de citation visuelle de Francis Bacon, alors que d’autres tableaux habitent ses films. Peut-être est-ce tout simplement une question de droits d’auteur ? Peut-être nos deux artistes auraient-ils été plus proches l’un de l’autre s’ils s’étaient tous les deux consacrés à la sculpture ? En tout cas, la comparaison aurait été alors plus évidente.

C) Esquisse d’une taxinomie

1) Modernité et tradition :

Puisqu’il est question de l’éventuelle influence qu’a pu avoir le peintre Francis Bacon sur le cinéaste David Cronenberg (Même si, l’un des visiteurs de la Lefevre Gallery de Londres, où étaient exposées en Avril 1945 Trois études de Figures au pied d’une crucifixion, pense que les toiles de Francis Bacon sont « les produits d’une imagination si excentrique qu’elle ne [pourrait] avoir aucune influence durable. » ), commençons par nous arrêter sur les influences artistiques qu’a pu connaître Francis Bacon au début de sa carrière.
Nous avons déjà souligné l’importance de la découverte de Picasso (1881-1973) à la Galerie Paul Rosenberg à Paris ; il faut aussi faire grand cas de la découverte au Musée Condé de Chantilly, à la même époque, du tableau de Nicolas Poussin (1594-1665) : Le massacre des Innocents dont Francis Bacon parle à David Sylvester en ces termes : « Je crois que probablement le meilleur cri en peinture a été fait par Poussin [...]. J’allais souvent à Chantilly et je me rappelle que ce tableau m’a toujours fait une terrible impression. » C’est dire si, dès le début, Francis Bacon était tout aussi moderne que classique, du moins dans ses influences.
En tout cas, on retrouve dans son oeuvre des composantes des principaux mouvements picturaux du début du XXème siècle : l’Expressionnisme qu’il a connu à Berlin dans les années 1926-1928, le Fauvisme qu’il a peut-être découvert par la peinture de Vincent Van Gogh (1853-1890), et le Cubisme, même si ce qui l’a intéressé chez Picasso est sa période surréaliste. Cependant, Gilles Deleuze évoque, à propos de Francis Bacon, une forte influence de l’oeuvre de Cézanne (1839-1906), cet impressionniste dont se réclamait les premiers cubistes. Par ailleurs, le critique Pierre Descargues place Francis Bacon au terme d’une trajectoire composée de Rembrandt (1606-1669), Vélasquez (1599-1660), Van Gogh (1853-1890), Monet (1840-1926), Cézanne (1839-1906) et Picasso (1881-1973) . Il faut encore parler des accointances surréalistes du peintre, avant la guerre, de ses relations avec le surréaliste anglais Graham Sutherland (1903-1980) ou de sa tentative de participer à l’« International Surrealist Exhibition » des Burlington Galleries de Londres, en 1936.
On ne peut toutefois pas faire rentrer Francis Bacon dans une histoire de l’art qui relèverait d’une vision strictement linéaire. Il est autodidacte et a puisé ses influences où il lui semblait bon : il déclare, sur France Culture, apprécier l’art paléolithique du nord de l’Espagne ; à David Sylvester, il déclare : « Les marbres d’Elgin au British Museum ont toujours été très importants pour moi ; mais je ne sais pas s’ils sont importants parce que ce sont des fragments et s’ils sembleraient aussi poignants qu’ils le semblent en tant que fragments, si l’on voyait l’image entière. » ; quant à Michel Couturier, il n’hésite pas à citer le futuriste Umberto Boccioni (1882-1916) comme influence de Francis Bacon, ce à quoi le peintre lui répond être « comme une sorte de bétonneuse » qui fait un conglomérat des différentes images ayant frappé son regard. Ainsi les influences de Francis Bacon sont-elles disparates ; et encore ne s’agissant que des Beaux-Arts : nous ne reviendrons pas ici sur l’importance pour lui du cinéma et de la photographie.

L’art de Francis Bacon compose à la fois avec la tradition et la modernité. Aussi bien, il reste complètement dans l’art figuratif, ne flirtant avec l’abstrait que dans ses rares paysages. Plus exactement la Figure est au centre de toute son oeuvre : à partir des années 60, il attache une importance primordiale au portrait. Comme le rappelle Gilles Ringuet : « En Angleterre, la pratique du portrait de notabilité se perpétue, c’est une vieille tradition, et Bacon n’échappe pas à cette règle, lui qui place le portrait (et par conséquent l’autoportrait) au sommet de la hiérarchie des valeurs, des sujets. »
Dans sa thématique des crucifixions, comme dans l’usage formel du découpage en triptyque, Francis Bacon reste très en rapport avec la tradition. Il n’est pas le seul puisque son compatriote Stanley Spencer (1891-1959) réutilisa avant lui, la forme ancestrale du retable, cherchant à atteindre une sorte de réalisme préraphaélite . Malgré tout, la démarche de Francis Bacon serait à rapprocher de ces « Vanités » que l’on peignait à la Renaissance. L’espagnol Julio Cortazar juge ses sujets « à l’égal des décollations des peintures florentines ou des martyrs des hagiographies polychromes. » Jean Clair, lui, compare Painting 1946 à la Pala de Montefeltre de Piero della Francesca (c1415-1492) . Francis Bacon n’hésite pas d’ailleurs à convoquer dans son œuvre certains grands noms de l’histoire de l’art, comme Vélasquez dont il reprend le portrait du pape Innocent X. Un journaliste anglais écrit alors cet éloge :
« Aucun des jeunes peintres actuels ne peint aussi magnifiquement que Francis Bacon. Certaines de ses peintures m’ont rappelé Vélasquez et, comme le maître, il aime les noirs. Les accents liquides blanchâtres s’égouttent délicatement sur le fond sableux, comme des bulles de morve - ou encore, on peut voir l’éclat blanc et froid d’un globe oculaire ou d’un oeil dilaté dans une insulte désespérée derrière une bouche hurlante également dilatée pour vociférer des insultes. »

Mais il n’y a pas que le grand maître coloriste que convoque Francis Bacon sur ses toiles : il se réclame tout aussi bien d’un maître du dessin comme Ingres (1780-1867), lorsqu’en 1982 il signe son Etude de corps humain d’après un dessin d’Ingres (en l’occurrence une esquisse du Bain Turc), suivie en 1983 d’Oedipe et le Sphinx d’après Ingres. En somme, si l’on en oubliait de regarder les toiles, on pourrait presque conclure que Bacon est un peintre classique... Comme l’écrivait Pierre Daix à la mort du peintre :
« [Francis Bacon] est inclassable, justement parce qu’il a été un des rares peintres de la seconde moitié du siècle à savoir étendre le domaine de la peinture, sachant comme personne intégrer la violence, les déchirements, le désespoir non seulement à l’apparence de ses tableaux, mais à sa lutte même d’artiste pour atteindre à l’expression de l’indicible. A côté de lui les expressionnistes semblent bavards ou emphatiques. Dans ses meilleurs moments, il atteint à ce silence qui règne par exemple dans les ultimes Titien où personne ne peut intervenir dans le tête à tête entre le tableau et nous. C’est ce qui le rend inoubliable. »
Inclassable, Francis Bacon ? On a pourtant cru, un moment, que l’on pouvait le classer dans ce que son confrère américain Ronald B. Kitaj (né en 1932) a appelé l’« École de Londres », regroupement un peu artificiel d’artistes londoniens qui, depuis les années cinquante, cherchent un renouveau de la peinture figurative . Mais il n’y a pas d’école à proprement parler, du moins telle qu’on conçoit la notion d’école en histoire de l’art : si Lucian Freud(né en 1922), Frank Auerbach (né en 1931) ou Léon Kossoff se rapprochent de la démarche esthétique de Bacon, aucun n’aura été son élève. Seul Lucian Freud côtoie Francis Bacon puisqu’ils sont tous les deux habitués de la Hannover Gallery de Londres. Ils exposent même ensemble à la Biennale de Venise, en 1954, et à la Tate Gallery de Londres, en 1977. Seulement, à partir de préoccupations communes, les deux amis parviennent à des résultats très différents :
« Dès la fin des années quarante, Francis Bacon et Lucian Freud s’intéressent essentiellement à cette peinture figurative et développent une réflexion obsessionnelle autour du corps humain. Francis Bacon contourne la narration de ses inspirations littéraires pour plonger au cœur de l’être à travers la représentation de corps isolés et dispersés. Lucian Freud, maître de la chair humaine, peint des personnes familières avec une lenteur quasi anachronique dans le geste, s’opposant à la peinture tourmentée de son ami Francis Bacon. »

Inclassable, Francis Bacon l’est à coup sûr, interrogeant à la fois la tradition et la modernité. « Voilà une équation à la Lautréammont : la rencontre dans l’arène anatomique, tracée au pinceau, d’un truand sportif de la Renaissance et du dernier penseur de la Métaphysique. » écrit Philippe Sollers dans son livre Les passions de Francis Bacon . Comme le remarque très judicieusement Gerardo Mello Mourao, dans la revue L’ARC : « N’est-il pas incongru d’être contemporain d’Henrietta Moraes , tout autant que du Pape Innocent X, monté sur le trône en 1644 ? »
C’est que, d’un point de vue iconographique, on peut considérer la seringue hypodermique comme l’équivalent moderne de l’aspic qui piqua Eve au talon, ou qui donna la mort à Cléopâtre . L’iconographie de Francis Bacon est résolument moderne, on retrouve dans ses tableaux : ampoules, interrupteurs, seringues , brassards nazis, parapluies... Comme le remarque Gilles Ringuet à propos de l’Autoportrait de 1973 : « Ici, Bacon semble lié aux objets qui l’entourent (lavabo, miroir, espace courbe, ampoule électrique) comme aux propres organes de son corps, comme à une deuxième peau » , accessoirisation de l’humain que l’on retrouvera chez David Cronenberg, surtout dans Crash avec les prothèses médicales et l’habitacle automobile, mais aussi dans Videodrome (rapport corporel à la vidéo), dans The Fly (le savant fait corps avec sa machine), dans Dead Ringers (importance de l’outillage chirurgical), dans Naked Lunch (la machine à écrire est une concrétisation de l’activité psychique), dans eXistenZ (le "gamepod" est aussi important que la survie de son créateur) et dans Spider (la ficelle sert au petit Spider à se créer un environnement rassurant).

La modernité de Francis Bacon est celle d’un artiste qui projette le regard de son temps sur une humanité millénaire : « Notre conception de la nature humaine n’est plus monolithique, nous ne sommes plus émus - au contraire - par l’apparat qui accompagne à l’ordinaire toute représentation de la puissance, le modèle doit être imparfait, changeant, contradictoire, sujet au fugitif et au contingent. Réservé jadis au salon, de nos jours, le portrait appartiendrait plutôt à la salle des consultations, à la maison de passe, au camp de réfugiés. » déclare-t-il. Et c’est bien ce que la critique lui reconnaît, à l’image de ce qu’exprime Antonio Saura :
« C’est à la fois l’impureté, le métissage des formes, la permanence du mythe et la latence de l’univers inconscient que traduisent ces mondes chargés, expressifs et personnels, féconds dans leur transgression des normes [...]. Correspondant parfaitement, malgré leur présence dérangeante, au caractère affirmatif de ce que nous entendons par modernité, aucun d’eux n’aurait pu voir le jour à d’autres époques - et nous parlons d’oeuvres très diverses, de mondes totalement opposés et de solutions stylistiques très différentes. »
Dans la revue L’ARC, Julio Cortazar déclare : « Il y a quelque chose d’autre qui cherche également à s’exprimer à travers l’oeuvre et par elle, quelque chose que l’on pourrait appeler la dominante historique de son temps. » Ce temps que Michel Leiris qualifie de « temps d’horreur saupoudré de merveilles » à la lumière des peintures de Francis Bacon. L’Etude de nu accroupi , par exemple, ferait « référence au bourreau nazi Eichmann, enfermé dans une cage de verre durant son procès. » Plus proche de notre présent, on retrouve une structure transparente similaire à celle récurrente dans l’oeuvre de Bacon, dans la « papamobile » du pape Jean-Paul II, ou plus prosaïquement dans les cabines téléphoniques de chaque coin de rue. Les préoccupations de Francis Bacon sont les mêmes que celles d’autres artistes de son époque. John Russell nous narre une anecdote à propos de Bacon et de Giacometti (1901-1966) :
« Les nouveaux Bacon sont exposés à la Marlborough au moment même où la grande rétrospective de Giacometti est accrochée à la Tate. Ils sont de vieux amis, et plus d’une composition de Bacon rappelle la cage qui a hanté Giacometti depuis son enfance. Ils ont également en commun une obsession de l’impossible et une grande propension à détruire leur travail. Pour les deux artistes comme pour nous, passer d’une exposition à l’autre fut une expérience enrichissante (Giacometti a d’ailleurs passé le temps de son propre vernissage à l’expo Bacon). »

A propos des chairs mises à mal, chez Bacon, Itzhak Goldberg, parle de « compression de la substance », rapprochant ainsi le peintre anglais du sculpteur César (né en 1921) et de ses compressions d’automobiles. Il y a quelque chose de très tactile, de très sensuel, dans la peinture de Francis Bacon, comme, on le verra plus tard, dans le cinéma de David Cronenberg. Ce en quoi Francis Bacon se démarque de ses contemporains, ce en quoi il résoud la modernité, c’est son inventivité formelle. Il parvient à la double négation de l’illustratif de la photographie et du décoratif de l’art abstrait, deux pôles entre lesquels tangue la peinture du XXème siècle, depuis la révolution impressionniste de la fin du siècle précédent, consécutive à l’invention de la photographie en 1939 grâce à Jean-Nicéphore Niepce (1765-1833) et Louis-Jacques-Mandé Daguerre (1787-1851). Le critique Gilbert Lascault précise bien la particularité de Francis Bacon au sein de la peinture moderne : « L’un des problèmes du peintre [Francis Bacon] consiste à faire coexister au moins trois styles picturaux considérés comme incompatibles par la plupart des artistes : le style figuratif, les brouillements de couleurs, la juxtaposition de surfaces dont chacune est monochrome. »

Pour ce qui est de David Cronenberg, le choix même du médium par lequel il s’exprime le range d’emblée du côté de la Modernité, d’autant plus qu’en tant qu’acteur du mouvement "Gore", il participe à la rupture d’avec l’académisme qui prévalait dans la représentation des corps au cinéma, dans la continuité de l’académisme des chronophotographies d’Eadweard Muybridge (1830-1904). A propos d’ailleurs de cette discipline artistique du XXème siècle qu’est la cinématographie, Carole Desbarats mène une réflexion intéressante :
« Le siècle dernier voyait, la même année, l’apparition du Cinématographe des frères Lumière et celle des Rayons X découverts par Röntgen . 1895 donc, et simultanément, science et technique donnent à voir le corps de l’homme soit en transparence, soit pris dans le mouvement, l’espace et le temps. Deux machines aident à en détourer la forme, à en éclairer les ténèbres internes, à mieux comprendre l’émergence des maladies ou de la pensée. »
On ne peut pas ne pas songer à Francis Bacon qui s’inspirait souvent de radiographies ou encore de planches anatomiques sur les maladies de la bouche, dans son travail. Sir Michael Sadler, un important collectionneur anglais, a l’idée d’envoyer à Bacon une radiographie de son propre crâne, pour qu’il tire son portrait. Bacon reprendra cette idée à sa manière dans sa toile Crucifixion avec crâne également connue sous le titre Golgotha . Pour les deux artistes, les progrès qu’a pu connaître la médecine en leur temps sont des thèmes centraux de leur oeuvre. Dans Les Inrockuptibles, Hugues Ghenassia considère David Cronenberg comme « un anthropologue de la modernité qui examine cliniquement les symptômes de l’évolution de l’espèce à travers les mutations du corps. » Et Pierre Véronneau de développer la question : « Les mutations dont parle Cronenberg peuvent renvoyer notamment aux effets mutants qu’entraîneraient la pollution, les micro-ondes, la radiation des aliments, la biotechnologie, etc. Tous ces éléments suscitent de nos jours méfiance et peur. » David Cronenberg est bien un artiste de son temps. Et pourtant, les époques se suivent et se ressemblent. Le journaliste Jean-Marc Lalanne, par exemple, trouve que les films de David Cronenberg ont « la façon crue et méthodique des leçons d’anatomie de la peinture du XVIIème, les fractions cachées du corps humain (boyaux, sang, cervelles en bouillie, liquides bileux) accédaient à la surface du montrable et du visible. » Selon William Beard :
« Cronenberg a déjà affirmé que plusieurs de ses personnages possédaient quelques caractéristiques des figures allégoriques médiévales. Un certain nombre de personnages dans Videodrome semblent posséder des fonctions quasi allégoriques [,] l’exposition commerciale de la Spectacular Optical est placée sous le signe de la Renaissance et le bureau d’O’Blivion est lourd d’un décor religieux médiéval. De la même manière, Bianca et Nicki sont deux figures de femmes contrastées. Nicki est l’Aphrodite érotique, bouillante, langoureuse et directe ; Bianca est la chaste Artémis (la Diane chasseresse), froide et distante, et même son nom renvoie à une certaine pureté. »
Cependant, il n’y a pas chez David Cronenberg cet aller-retour permanent entre tradition et modernité, tel qu’on peut le retrouver chez Francis Bacon. Ce que James Ballard préfère dans l’adaptation que Cronenberg a faite de son roman Crash, c’est qu’il en a « expurgé les derniers reliquats de ce qu’il nomme la tradition narrative du XIXème siècle. » Même si, pour Maurice Yacowar : « Les films d’horreur de Cronenberg jouent avec ces conceptions traditionnelles de la comédie, lorsqu’ils dissèquent notre époque où s’affirment de nouvelles libertés, spécialement dans le domaine de la sexualité. Cronenberg dépouille cette dernière de son sens traditionnel de fertilité. »
David Cronenberg est un artiste de l’après-révolution contraceptive des années 70. Il l’évoque parfois dans des entretiens : « Nous sommes libres de développer d’autres types d’organes dont la seule fonction serait celle du plaisir et qui n’auraient rien à voir avec la sexualité procréatrice. La distinction entre le mâle et la femelle s’atténuerait et peut-être deviendrions-nous des créatures moins polarisées et plus intégrées sur le plan des sensibilités masculine et féminine ? » En parlant de Crash, Olivier Varlet écrit : « Si grâce aux manipulations génétiques, pour procréer, l’acte sexuel n’est plus indispensable, la sexualité prend alors valeur d’invention humaine. Ainsi peut-elle être soumise à toutes les explorations du physique et de l’âme qu’impliquent nos bouleversements. » Il y a une phrase très drôle, dans la préface du roman Crash, que je ne peux m’empêcher de rapporter ici : « Ce qui lie le premier vol des frères Wright et l’invention de la pilule est le principe du siège éjectable. »

Une autre grande aventure du XXème siècle est la psychanalyse. C’est aussi une thématique privilégiée chez David Cronenberg (au moins explicitement dans The Brood). Il rejoint en cela les préoccupations des artistes surréalistes pour lesquels l’écriture automatique devait permettre l’expression de l’inconscient sans la censure du « Moi social ». A propos de Transfer, son tout premier film, Peter Morris dit ceci : « A la manière de nombreux films underground, c’était une histoire influencé par les Surréalistes. » Qualifiant Max Renn, le personnage principal de son film Videodrome, David Cronenberg parle d’ailleurs de « créativité paranoïaque » , ce qui n’est pas sans rappeler la « méthode paranoïaque-critique » inventée par le surréaliste Salvador Dali (1904-1989). Ainsi, on peut penser que David Cronenberg a été directement influencé par les artistes surréalistes, sans pour autant passer par le filtre de la peinture de Francis Bacon. Bien que, dans un cas comme dans l’autre, nous manquons de données pour l’affirmer fermement.

Ce qui est par contre certain c’est que la modernité de David Cronenberg ne peut pas être tout à fait la même que celle de Francis Bacon, ne serait-ce que par leur différence d’âge : Francis Bacon commence à se faire un nom l’année suivant la naissance du petit David. Même s’ils se rejoignent dans leur intérêt pour la médecine, même si l’on peut considérer que Francis Bacon traite aussi dans sa peinture de la libération des moeurs (et pour cause !), même si, en extrapolant beaucoup, on peut trouver dans son traitement du portrait quelque chose de la psychanalyse (une psychanalyse ancrée dans la chair comme peut l’être celle de David Cronenberg), leur acceptation de ce qui fait leur modernité ne peut être identique puisque l’époque dans laquelle grandit David Cronenberg n’est déjà plus celle de Francis Bacon, étant entendu que c’est surtout dans sa jeunesse que l’on se construit une représentation de ce qui caractérise son époque. David Cronenberg, par exemple, n’aura jamais connu ces deux guerres mondiales qui furent si marquantes pour Francis Bacon.
Pierre Véronneau exprime très bien ce léger décalage quand, en racontant l’intrigue de The Fly, il dit ceci : « Il l’invite dans son loft élégant - icône de la nouvelle modernité des années 80, ou de la post-modernité. » A propos de ces années 80, Pierre Véronneau fait une analyse très intéressante de deux films consécutifs, Videodrome et The Dead Zone dans lesquels il trouve que « Cronenberg parvient à saisir l’esprit de son époque, son marasme » . Ce qu’il voit dans ces deux films où les puissants manipulent le quidam moyen (auxquels on pourrait d’ailleurs associer Scanners qui les précèdent), c’est une dénonciation du reaganisme « qui se repaît de l’immoralité qu’elle dénonce » . Est-ce parce que Ronald Reagan est issu de la sphère hollywoodienne, que David Cronenberg s’intéresserait tout à coup à la politique ? En fait Videodrome est le plus politique des films de David Cronenberg (si l’on veut bien se souvenir que The Dead Zone est une adaptation littéraire.) Un des personnages, sur lequel se cristallise toute la réflexion critique que le film mène sur la société, est le professeur Brian O’Blivion. Selon William Beard, l’idée de Brian O’Blivion « est que les images de télévision sont tellement répandues et insidieuses qu’il est devenu impossible de les distinguer du réel et qu’en fait elles ont commencé à remplacer celui-ci. » Brian O’Blivion est un peu la personnification d’Herbert Marshall Mc Luhan (1911-1980), personnalité très médiatique au Canada, fondateur du Center for Culture and Technology. Ce dernier pensait que l’audiovisuel serait, comme l’écriture en son temps et l’invention de l’imprimerie, à la base d’un véritable changement de civilisation . David Cronenberg confie à Serge Grünberg :
« Vous savez que j’ai fait mes études à l’Université de Toronto alors que Marshall Mc Luhan y donnait ses cours ; je n’ai jamais assisté à l’un d’eux, mais son influence fût néanmoins très forte à la fin des années 60 et au début des années 70 ; ensuite il est devenu célèbre, ce qui représente une faute, quand on est un universitaire sérieux. Pour commencer, tous les autres sont jaloux et ensuite tout le monde remet en cause votre crédibilité. Ce qui n’empêcha pas Mc Luhan de devenir le gourou de la communication et d’être invité à tous les talk-shows télévisés, ni de faire la couverture des magazines. Sa phrase la plus célèbre était Le médium est le message. »
Videodrome, par sa référence aux thèses de Marshall Mc Luhan, se rapproche de ce que l’on a connu en France, dans les années 60, dans les propos de l’Internationale Situationniste. L’historien Gianfranco Marelli présente le mouvement ainsi :
« Les membres de l’Internationale Situationniste ont poursuivi - durant quinze années d’âpre lutte [1957-1971] - le projet de réinventer la révolution, de répandre une autre idée du bonheur, de jouir sans entraves et de vivre sans temps mort. Mais, par-dessus tout, ils avaient voulu libérer la vie quotidienne de la passivité du spectacle et transformer radicalement le monde, par un emploi différents des technologies et un développement des passions supérieures, en mesure de susciter d’infinies situations de jeu où l’art serait d’abord un art de vivre. »
Le plus célèbre des situationnistes, Guy Debord, a développé sa pensée dans son livre paru en 1967, La Société du Spectacle, essai que rejoignent pas mal des questions que soulève Videodrome, « film-manifeste sur la puissance du spectacle » . « Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. »
Guy Debord se prétendait cinéaste mais le rapprochement qu’on peut faire avec David Cronenberg, qui lui participe pleinement de cette société du spectacle, s’arrête vraiment à la problématique développée par Marshall Mc Luhan, émergeant dans Videodrome. En effet, comme l’illustre l’anecdote suivante, rapportée par l’historien Jean-François Martos, Guy Debord ne plaçait pas dans le terme « cinéaste » la signification qui prévaut chez David Cronenberg :
« Si le 7ème art était agonisant, il ne savait pas encore, et c’est Debord qui en sera l’exécuteur dans son film Hurlements en faveur de Sade, en Juin 1952 : Au moment où la projection allait commencer, Guy-Ernest Debord devait monter sur scène pour prononcer quelques mots d’introduction. Il aurait dit simplement : Il n’y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film. Passons, si vous voulez, au débat. »
William Beard précise tout de même que :
« C’est le caractère alarmant avec lequel il insiste sur les conséquences physiques de la Télévision et de la substitutionnalité de l’existence réelle par l’existence vidéo qui arrache O’Blivion de l’univers de Mc Luhan pour le placer dans celui de Cronenberg : L’écran de télévision fait partie de la structure physique du cerveau. Par conséquent, tout ce qui apparaît à l’écran de télévision surgit comme une expérience brute pour ceux qui le regardent. Par conséquent la télévision est la réalité, et la réalité est moins que la télévision. »
Ainsi, contrairement à Francis Bacon, David Cronenberg peut être perçu comme un auteur politisé, pour certaines de ses oeuvres ; et encore, peut-être est-ce autant dû à sa discipline artistique, l’audiovisuel au sens large, qui se mouille avec le pouvoir, qu’à son époque. Peter Morris pense que : « Même si Cronenberg s’est tenu quelque peu à l’écart des changements politiques des années soixante, il faisait inévitablement partie des changements radicaux de la période. Ils étaient alimentés plus par l’incertitude que par quelque planification particulière, incertitude qui conduisit à la remise en question de pratiquement toutes les valeurs établies (et les institutions). » En soi, Videodrome est le produit-type d’un auteur qui a vécu ses vingt ans dans toute l’ébullition des années 60 et 70, et surtout qui a participé au mouvement underground.
A propos d’une des scènes de ce film, Serge Grünberg déclarait : « Il y a dans cette image de la cassette vidéo qui rentre dans le ventre du personnage principal quelque chose qui doit tout à fait résumer cette fin de siècle. » Ainsi, il ne fait aucun doute que Cronenberg est en phase avec son temps, même si Serge Grünberg pense, à propos de ses films des années 90, que « Cronenberg, tout avant-gardiste qu’il soit, est de plus en plus à la recherche d’une forme de la modernité classique. »

2) Définition d’un genre :

David Cronenberg est « celui que la paresse commune [...] démarque sous l’étiquette du gore ou du fantastique. » Ses premiers films, Shivers, Rabid, The Brood, Videodrome, et The Fly, s’inscrivent sans conteste dans le gore. Le gore est un sous-genre de l’horreur qui apparaît dans les années soixante et qui a pour principe d’articuler la narration autour de « scènes où le sang et la tripe s’écoulent des corps meurtris et mis en pièces. » Selon les recherches de Philippe Rouyer, gore est un terme d’argot anglais signifiant « sang qui est répandu, sang coagulé » . L’apparition du mot dans la langue anglaise daterait des alentours de 1150 et se rapprocherait du vieil allemand "gor" qui signifie "saleté" , de l’hollandais "goor" qui signifie "minable" et du vieil islandais "gor" qui évoque une substance visqueuse. La paternité cinématographique de cette appellation revient au réalisateur américain Herschell Gordon Lewis qui qualifia ainsi son film Blood Feast (1963), le premier long-métrage à systématiser cette approche. L’autre film majeur à assurer le succès du genre est, en 1968, The night of the living dead de l’américain George Andrew Romero. Le gore connaît son apothéose dans les années soixante-dix pour se propager ensuite à l’ensemble de la représentation cinématographique, débordant la notion de genre, dans les années quatre-vingt. Les derniers feux du genre relèvent de la surenchère et de l’auto-dérision, tel Brain Dead (1992) du néo-zélandais Peter Jackson.

Pour David Cronenberg, le gore fût l’étiquette qui marqua toute la première partie de sa carrière, au moins jusqu’à la reconnaissance générale que lui valût Dead Ringers en 1988. « Le genre me protégeait » , comme il le confie à Serge Grünberg. En effet, le gore lui permet de postuler la primauté de la chair dans la vérification de notre existence. Ce principe philosophique, qu’il pose dès le début de son œuvre, est vrai pour tous ses films à de très rares exceptions près : avec Shivers, c’est l’argument d’un parasite intérieur qui serait à l’origine de la sexualité ; avec Rabid, c’est l’effondrement de l’équilibre social dû à un dérèglement vampirique, lui-même consécutif à une mauvaise greffe de peau ; Fast Company, en 1979, est vraiment à part dans l’œuvre du cinéaste puisque c’est un film de commande qui traite de l’univers de la course automobile ; la même année, avec The Brood, il s’agit de la libération des mauvaises pulsions refoulées, se concrétisant par l’enfantement de monstres hargneux et vengeurs ; avec Scanners, c’est la prise de possession du corps de l’autre par le pouvoir télépathique ; avec Videodrome, c’est la perte de réalité du corps face à sa représentation vidéo ; The Dead Zone, en 1983, qui est l’adaptation d’un roman fantastique de Stephen King, délaisse un moment cette préoccupation de la chair (c’est la première fois que David Cronenberg ne participe pas à l’élaboration du scénario), mais il y revient de plus belle avec The Fly, en 1986, qui décrit une dégénérescence corporelle due à une erreur génétique. Selon Pascale Fleuridas :
« Par le biais de sa propre mise en scène, l’invisible pour Brundle , à savoir son corps, a basculé dans le domaine du visible. Mais, cette acquisition lui échappe au dernier moment, dans la mesure où elle ne lui donne accès qu’à son corps métamorphosé. Cette représentation ne lui permet pas d’accéder à son propre corps. »
Dans le gore, le corps n’existe que par l’altération. Dans les drames psychologiques qui viennent ensuite dans la carrière de Cronenberg, on retrouve encore cette primauté de la chair : dans Dead Ringers, c’est une anomalie anatomique chez l’une de ses patientes qui conduit un gynécologue à la folie ; avec Naked Lunch, c’est le monde des illusions paranoïdes d’un junkie qui s’injecte de drôles de substances dans les veines ; en 1993, à nouveau, le cinéaste offre un répit au corps puisqu’avec M.Butterfly (film qu’il ne fait que diriger comme pour The Dead Zone, dix ans plus tôt), il traite de travestissement, c’est-à-dire d’apparence et non plus de la chair elle-même ; mais on retrouve intactes les préoccupations charnelles de Cronenberg avec Crash où l’accident automobile devient un nouveau moyen d’érotisation des corps par la mutilation ; en 1999, avec eXistenZ, c’est la modification de la destinée humaine par le raccordement direct et physique d’une console de jeu au système nerveux ; dans Spider enfin, c’est la disparition du corps de sa maman qui fait sombrer le petit Spider dans la folie.
En somme, on pourrait considérer que le gore n’est qu’une flagrante exagération de cette gêne qu’induit le corps dans les rapports sociaux. Dans The Brood, par exemple, Jan Hartog , ancien patient du docteur Raglan, se lamente : « Oh Seigneur, quelle vie ! » Il pousse un cri puis s’excuse : « Pardon de transpirer. » La caméra effectue alors un gros plan sur son cou, couvert de lympho-sarcomes.

Ainsi David Cronenberg dit parfois qu’il a « l’impression de faire des documentaires » . On doit alors se poser la question du réalisme de son oeuvre. Bien sûr, le cinéma, en tant que succession d’images photographiques, est une représentation du réel. Mais le genre, dans lequel il a choisi d’évoluer, l’oblige à faire constamment usage des effets spéciaux qui, si leur rôle est de faire réel, n’en travestissent pas moins la réalité. Lorsque Cronenberg considère ses films comme des documentaires, il faut l’appréhender à un second degré : ce n’est pas le réalisme des apparences qui l’intéresse mais la réalité profonde de l’être humain, sa viscéralité. Il confie sur France Inter : « Si on était des chiens ou des oiseaux, la réalité serait complètement différente. » C’est par le corps que se vérifie toute réalité dans le cinéma de David Cronenberg : « Comme l’araignée qui tisse sa toile avec son corps, nous créons notre réalité avec notre corps. » Pour Frank Priot, chez Cronenberg, « le réel est fonction du corps inséminé par l’esprit. » C’est presque du sur-réalisme, si l’on nous permet de revenir à l’esprit initial de la démarche : un réalisme qui fouillerait plus profond que ce que nos sens pragmatiques et cartésiens veulent bien admettre comme réel. On est donc bien loin du réalisme tel qu’on l’entend en histoire de l’art, tel qu’on l’évoquait surtout au milieu du XIXème siècle en opposition à l’académisme. En tout cas, il n’est pas venu à ma connaissance que Cronenberg se soit procuré de vrais fragments d’anatomie pour donner plus de vérisme à ses représentations, comme Géricault (1791-1824) avait pu le faire lorsqu’il travaillait à sa scène de naufrage, passée à la postérité sous le titre du Radeau de la méduse .
Et Francis Bacon non plus ne peut rigoureusement pas être associé au mouvement historique d’un réalisme artistique. La façon dont Jean-Louis Martinoty répond pour l’artiste à cette question complexe d’un réalisme de la peinture est intéressante : « Peinture réaliste ! Toutes les ampoules sont bien suspendues aux plafonds, tous les commutateurs bien rangés aux chambranles des portes, soigneusement représentés, et chacun de croire à la lumière. » C’est que le réalisme de la représentation atteint ses limites en peinture. L’originalité réaliste de Francis Bacon réside peut-être dans le subtil écart qu’il existe entre l’expression française de « Nature morte » et son équivalent anglais « Still-life » : les peintures de Francis Bacon se veulent des autopsies du vivant ou alors des chairs mortes qui auraient encore l’apparence de la vie, selon ce que l’on veut bien y voir.

Francis Bacon se qualifierait avant tout comme un peintre du nu. Aussi surprenant que cela puisse paraître, tout moderne qu’il soit, Bacon peint des nus, comme prolongeant la tradition de la grande peinture classique. Mais, « Bacon peint un nu par lequel il dépasse le nu académique en quelque sorte déshumanisé. » Le nu, par contre, est plutôt rare dans le cinéma de David Cronenberg. Même dans la scène finale de Shivers, qui est une explosion libératrice du désir sexuel, les personnages sont tout habillés dans la piscine. Pour ce qui est du nu chez Francis Bacon, il est bien éloigné du lissé académique, des corps presque diaphanes que l’on retrouve dans la peinture du XIXème siècle. Christophe Domino disait d’un tableau de Bacon qu’il lui évoquait « un Ingres [...] débité au détail. » En fait, « Bacon met ses personnages à nu au-delà de la nudité. Il ôte toutes les couches protectrices de la peau. » Dire que Francis Bacon peint le nu est un doux euphémisme pour ne pas dire que c’est la viande humaine qu’il couche sur la toile. Gilles Ringuet a fait à ce propos une étude très intéressante qui dit à peu près ceci du peintre :
« Le thème du nu dans son œuvre est une récurrence. Il s’attaque à la forme même, mais aussi à la substance du motif. Il peint un poids de viande nous faisant face, tout tendu par une conscience d’être et une volonté de n’être pas autre chose que ce qu’il est : poids de viande. »
Il développe cette assertion, plus loin dans sa thèse :
« Les corps peints par Bacon sont d’abord de la viande ; le peintre ne s’est pas défendu d’une telle dénomination par laquelle l’animalité resurgit. Le corps de l’homme, c’est de l’animal d’abord. Bacon peint cela, cette masse sexuée et requise comme telle, un fait brutal en quelque sorte, un constat, mais aussi l’effacé, le gommé, le non-dit du corps -son image viscérale, son image interne. Car il faut que les corps soient fermés au regard, seule la médecine a droit de regard sur l’interne interdit. Le corps se contente des orifices et des organes par lesquels s’opèrent la relation à l’extérieur, la communication. Bacon, lui, ouvre ce corps nu aux regards, ce corps interne et ce corps externe, le dedans et le dehors. Il peint ce corps à mi-chemin de l’humain et de l’animal. »
Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas là, chez Bacon, la recherche d’un effet spectaculaire pour lui-même, un effet gore comme on le dirait au cinéma. Dans notre société où le visuel s’autorise toutes les extravagances pour attirer le chaland dans sa spirale médiatique, on a trop souvent tendance à faire le procès hâtif , aux images de l’art contemporain, de n’être qu’une provocation sans fondements. Ce qui guide Francis Bacon, pour son œuvre, est une véritable obsession de notre existence en tant que réalité charnelle. Il confiait jadis à David Sylvester : « Nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal. » Il y a, chez Francis Bacon, une profonde fascination pour la carcasse.
Étonnamment, le cinéaste gore, David Cronenberg, semblerait sur ce point plus pudique : « Beaucoup de films d’horreur explicites ne m’intéressent pas du tout parce que je n’ai pas envie d’aller voir un abattoir. » Ce que veut nous dire Cronenberg, et qui d’une certaine manière vaut aussi pour Bacon, c’est que la chair le révulse tout autant que nous, mais qu’on ne peut en faire l’économie pour comprendre le mystère de la vie. Chez ces deux artistes, l’étalage de la chair n’est jamais gratuit. Selon Gilles Ringuet, « Bacon soumet le corps nu à la question. »
Et, il faut se rappeler que Francis Bacon ne crée jamais avec une idée préconçue de ce qu’il veut exprimer en peinture : il répond à une sorte d’excitation et jette les couleurs sur la toile, se laissant guider autant par son intuition que par le processus créatif en lui-même. Il convoque les images de corps qui l’obsèdent et en vérifie la validité sur le champ de la toile, le champ opératoire comme dirait Gilles Deleuze . « Il arrive à montrer que la peinture c’est une manière qui, quelque part, a quelque chose à voir, a un rapport avec la chair, avec le corps mis à nu. Bacon procède en quelque sorte à une dissection picturale et ses outils de peintre deviennent des scalpels. »
C’est le cérémonial de l’opération chirurgicale qui est fondamental dans l’œuvre de David Cronenberg. Outre Dead Ringers bien sûr, qui traite de la déchéance de deux jumeaux gynécologues, on le retrouve dès ses premiers films : dans Shivers, le docteur ouvre le corps de cette jeune fille nymphomane pour la libérer du parasite vénérien qu’il lui avait inoculé, avant de s’ouvrir lui-même la gorge d’un coup de scalpel ; dans Rabid, au début du film, une accidentée de la route subit une greffe de peau un peu particulière dans une clinique de chirurgie esthétique ; dans The Fly, on retrouve le cérémonial chirurgical dans la scène onirique où Véronica accouche d’une monstrueuse larve ; dans Crash en 1996, le personnage de Vaughan , assistant chirurgical, se délecte de photographies d’accidentés de la route ; et enfin dans eXistenZ en 1999, on se retrouve dans une usine où sont disséquées les grenouilles en vue d’en faire des consoles de jeu organiques. A ce propos, François Angelier nous apprend, sur France Culture, que dans l’histoire de la médecine, les premières dissections qui eurent lieu à Padoue furent l’occasion d’un spectacle, accessible à toute l’aristocratie italienne : on ouvrait un corps au son d’un orchestre . Après tout, le terme "autopsie" nous vient du grec "autopsia" qui signifiait « Action de voir de ses propres yeux » . Dans The Brood, l’autopsie du monstre a lieu devant témoins : le commissaire bien sûr, mais aussi Frank Carveth , le mari de celle qui met au monde ces petites boules de haine. Dans notre société, le corps reste un tabou, et le regarder en pleine lumière implique de passer par la médiation de la caméra, de passer par l’écran. En somme, le cinéma gore de David Cronenberg s’inscrit dans cette lignée de spectacularisation de la science, tels les spectacles pratiqués jadis à Padoue. Comme l’explique John Harkness :
« Lorsque les critiques abordent les films de David Cronenberg, ils commettent souvent une erreur méthodologique élémentaire, qui est de les cantonner au domaine du film d’horreur. C’est ce qui limite la portée de leurs analyses, les films de Cronenberg appartenant beaucoup plus à la science-fiction qu’à l’horreur. En fait ce sont des films qui se fondent sur une approche spéculative des faits et des avancées de la science dans le monde réel. »
Effectivement, au moins deux films de Cronenberg, Scanners et eXistenZ, sont typiquement des films de science-fiction : avec Scanners, c’est l’avènement de l’ère télépathique, et avec eXistenZ, c’est la définitive installation du virtuel au sein du réel. Mais, plus généralement la science est toujours à la base de l’horreur. C’est ce qui autorise John Harkness à tempérer le catalogage hâtif que subit l’artiste : « Cette vision idéologique restrictive [le gore] ignore l’élément science dans le travail de Cronenberg, une composante qui évacue son cinéma de la catégorie du film d’horreur strictement commercial. »

Pour en revenir au peintre Francis Bacon, Gilles Ringuet, toujours, nous dit ceci : « Bacon ôte chaque couche protectrice de la peau à ses personnages (en particulier dans les Crucifixions) jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que chair brute et saignante, muscles et tendons physiques ; leurs corps sont tendus et disloqués bien au-delà de leurs limites physiques. » Ce qui n’est pas sans rappeler les planches anatomiques qui servent de générique à Dead Ringers, de David Cronenberg. Ce dernier l’avoue à Serge Grünberg :
« C’est un désir [...] d’arracher la surface pour voir dessous. Je crois que c’est là encore une conception de l’amour qui ne rentre pas dans la structure normale, très rigide acceptée par les gens. L’amour prend bien des formes, s’exprime de bien des façons plus profondes, plus puissantes que les formes courantes. C’est intéressant car la société permet aujourd’hui l’expression de choses interdites il y a peu : la scarification, le tatouage, la mutilation, le piercing. »
C’est sur ce point précis que la profonde influence d’un écrivain comme William Burroughs affleure aussi bien chez Francis Bacon que chez David Cronenberg (comme d’ailleurs chez beaucoup d’autres artistes des années soixante-dix et quatre-vingt). N’a-t-il pas été le premier à écrire des phrases telles que : « Des éphèbes font du strip-tease avec leurs intestins » ? C’est là tout l’esprit du gore, selon Philippe Rouyer : « Le gore s’abîme dans la contemplation de la destruction du corps [...]. Le corps devient l’unique lieu de l’action. »
Mais, si l’étiquette "gore" s’applique globalement au cinéma de David Cronenberg, peut-on l’étendre à l’œuvre de Francis Bacon ? Lorsque Gilles Deleuze parle de sa peinture, il a ces mots : « L’abjection devient splendeur, l’horreur devient vie très pure et très intense. » Sans nul doute, il s’agit aussi d’horreur intérieure pour ce qui est de la peinture de Francis Bacon. Et il se rapproche plus précisément même de la traduction que Philippe Rouyer donne du terme "gore", « sang qui est répandu, sang coagulé » , lorsqu’il s’exprime à propos de son activité créatrice : « La couleur et la forme coagulent de façon à produire une image restituant ce qui n’apparaît qu’un très bref moment. » Il aime d’ailleurs à citer ce vers d’Eschyle : « Cette fois, il est ici tapi quelque part : l’odeur du sang humain me sourit. »
S’il est une toile qui prouve l’importance que Francis Bacon porte à la tâche de sang comme effet plastique, c’est Sang sur le sol. Peinture . Cette toile, presque abstraite, représentant une tâche de sang sur un sol brun sable, se détachant de façon indéterminé sur un fond orange, néant que viennent incongrûment "habiter" une ampoule et un interrupteur. On retrouve cette image chez Cronenberg, dans le gros plan sur les tâches de sang sur le parquet chez l’infirmière du docteur St Luc , dans Shivers.

Seulement "gore" est un terme anglais et, qui plus est, désigne un genre cinématographique. Le terme français qui viendrait tout de suite à l’esprit, pour caractériser à la fois l’œuvre de David Cronenberg et celle de Francis Bacon, serait l’adjectif "cru" qui évoque aussi bien la viande que le fait d’exprimer quelque chose sans ménagement. "Cru" vient du latin "crudus", saignant, ou "cruor", sang qui coule . Pour être moins vague, il faudrait encore lui préférer le terme "cruenté" pour lequel le Petit Robert nous donne comme définition : « qui saigne, qui a perdu son revêtement cutané. » Le Larousse, lui, nous donne : « qui est à vif, imprégné de sang » . Ainsi, sans étendre le gore à la peinture, on peut parler d’une esthétique des corps cruentés, autant pour l’œuvre de Francis Bacon que pour celle de David Cronenberg.

II) Analyse thématique

A) La composition à l’intérieur du cadre

1) L’isolement de la Figure :

Ce qui rapproche tout d’abord nos deux artistes, indépendamment des particularités formelles de leurs disciplines propres, c’est la gestion de l’espace à l’intérieur du cadre. David Cronenberg déclare :
« La manière de découper l’espace a été mon premier problème de cinéaste [...]. Découper cet espace en cubes. Le Cubisme prenait soudain un tout autre sens pour moi. »
Quant à Francis Bacon, il explique ainsi à quel point il aimerait s’affranchir du cadre :
« Quand on fait un portrait et qu’on a placé la bouche à un endroit particulier, il peut arriver d’un seul coup qu’un signe du hasard nous fasse découvrir qu’on aimerait faire un portrait du Sahara, c’est-à-dire disposer, même dans la recherche de la ressemblance, de toute l’étendue du Sahara. »
Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre de nos deux artistes, la figure est toujours centrale dans le travail de composition à l’intérieur du cadre. On peut lire, par exemple, dans Le Monde : « Le cinéma de Cronenberg évolue toujours vers un isolement progressif de l’individu. Le cloaque où restaient cloîtrés les jumeaux de Faux Semblants , la profonde solitude où évoluait le médium interprété par Christopher Walken dans Dead Zone . » La solitude est effectivement une donnée récurrente du tragique des héros cronenberguiens.

Ce qui nous intéresse est surtout d’analyser la manière dont le réalisateur représente cet isolement de l’individu, à l’intérieur du cadre. Le film le plus intéressant à ce propos est The Fly , dont l’action se déroule principalement dans la chambre-laboratoire de Seth Brundle. Il s’agit presque d’un huis-clos. On peut aussi retrouver cela dans d’autres films : dans Shivers , on ne sort pas de cet immeuble clinquant, situé sur une île ; dans eXistenZ , les protagonistes ne quittent pas cette chapelle où débute et se termine le film, du moins physiquement, puisque tout ce qui a lieu entre les deux n’est que l’errance de leurs imaginaires dans une réalité virtuelle. Peter Morris revient sur l’œuvre en son ensemble pour conclure que « son style froid, an-hystérique, était parfait pour montrer un monde banal de surfaces normales masquant de vilaines passions refoulées. » Et William Beard est du même avis, lorsqu’il analyse Rabid :
« Il est significatif que la clinique où Rose est opérée se consacre exclusivement à la chirurgie plastique, une spécialité qui utilise la science médicale au profit du maintien des apparences. La clinique Keloïd joue thématiquement le même rôle que les tours Starliners dans Shivers : enclore l’animal humain dans une enveloppe aux lignes claires et aux proportions séduisantes, adoucir une nature disgracieuse et refuser les verrues inacceptables et les instincts désordonnés du corps. »
Ainsi, chez David Cronenberg, « L’espace est souvent limité, circonscrit [...]. L’espace est avant tout ce qui clôt, sépare, réalise la coupure entre le personnage et son environnement affectif et social » , comme l’exprime Alice Laguardia. Si l’on veut faire une comparaison avec la peinture de Francis Bacon, il faut lire ce qu’écrit Michel Leiris :
« Il lui est arrivé d’engager entièrement ou presque telle figure [...] dans une sorte de cadre plus restreint s’ajoutant à celui, général, du tableau : un bâti géométrique nullement représentatif mais seulement linéaire et qui, en même temps qu’il joue comme un terme moyen entre la figure et le cadre réel et n’est pas sans évoquer la portion d’espace dans laquelle le personnage est censé se tenir, semble constituer une cage, aux arêtes seules visibles, où la figure serait plus ou moins encaquée comme si, pour porter sa force à un maximum, il fallait enclore, sertir, enchâsser, ce morceau librement et fougueusement peint, que, dans le même but d’exaltation au sens strict, Francis Bacon fera voir quelquefois aussi se détachant sur un écran, autre mode simple et efficace de mise en évidence. »
Il est un film de David Cronenberg où l’on retrouve exactement le même principe géométrique : Videodrome . Dans ce long-métrage, le cadre cinématographique est le plus souvent doublé du cadre de l’écran de télévision où apparaissent successivement la plupart des protagonistes de l’histoire, l’un d’entre eux n’existant même plus au sens physique du terme mais seulement comme enregistrement vidéo (le professeur Brian O’Blivion ).

Hormis Videodrome où l’écran glisse progressivement de la vie publique de l’individu (c’est-à-dire le masque) à la « Nouvelle Chair » (c’est-à-dire l’intimité la plus absolue), le rôle de la structure spatiale qui étouffe le héros est toujours, chez Cronenberg, de symboliser l’environnement social, obligeant l’individu à masquer ses passions inavouables ; jusque dans les scènes les plus proches des effets graphiques de Francis Bacon, lorsque l’individu est encadré dans une cabine téléphonique dans Scanners ou dans Dead Ringers. Chez le peintre, par contre, le « bâti géométrique, qui se surajoute au cadre, fait ressortir la Figure et ses passions. » Michel Leiris rapporte encore la caractéristique suivante :
« [Francis Bacon] ne cache pas l’intérêt particulier qu’a pour lui le surhaussement, du moins (convient-il d’ajouter) quand c’est une personne humaine qui en est l’objet. Ne déclare-t-il pas, par exemple, avoir été très impressionné - sous l’angle impie du spectacle- par une photo où l’on voit le pape porté à bras et épaules d’homme sur la sedia gestatoria utilisée lors de son intronisation ou bien ne dit-il pas retenir essentiellement du thème de la crucifixion, non le drame religieux dont le divin supplicié est le protagoniste, mais - outre l’aspect boucherie revêtu objectivement par l’événement - la situation spatiale du Christ en croix, qui se trouve précisément surhaussé ? »
Quand David Cronenberg dénonce la chape de puritanisme qui pèse sur l’individu, Francis Bacon, lui, élève le commun des mortels, et toute sa trivialité, à la hauteur du fils de Dieu.

Nous reviendrons dans une dernière partie sur cette symbolique religieuse, attendu que ce qui nous intéresse pour l’instant est le traitement de l’espace chez chacun des deux artistes. Sandra Alvarez de Toledo, par exemple, nous apprend ceci :
« Francis Bacon ne cesse de désigner la partie de l’image dans laquelle le regard doit être pris. Portes, fenêtres, embrasures - toutes alternatives des cages - n’ouvrent sur rien, ne sont d’aucun secours. Ou pas du secours de l’issue. Placées - comme un acteur dans la lumière - dans ces cadres, les figures n’échappent plus au regard. Elles y apparaissent. »
Quand l’auteur de ces lignes parle d’une tentative d’échappement de la Figure, ce n’est pas un effet de style : cette notion est très importante chez Francis Bacon. « Ses personnages, en effet, avec un abandon oublieux, vivent dans la prison de leur corps, prison dont ils resserrent et renforcent toujours plus les barreaux, refusant toute évasion, aussi tentante soit-elle » L’enfermement géométrique auquel le peintre soumet ses protagonistes ne fait que doubler (ou souligner) l’enfermement de l’âme au sein du corps. Selon Gilles Deleuze, c’est ce qu’exprime cette esthétique défigurative : Francis Bacon peint le spasme de la Figure, sa tentative de s’échapper par le plus petit de ses organes, de fuir elle-même par quelqu’orifice qu’il soit . On repense à cet épisode de Scanners où, dans sa jeunesse, Darryl Revok s’était foré un trou dans le front pour évacuer cette omniprésence télépathique ; séquence d’ailleurs présentée sur un écran, à partir d’une projection en super 8, à destination de Cameron Vale (mise en abîme qui rapproche encore David Cronenberg de Francis Bacon). Mais, dans ce cas précis, ce sont les autres que Darryl Revok veut évacuer de sa tête, ce qui est bien différent de ce que recherche Francis Bacon.
Malgré tout, Pascale Fleuridas fait elle aussi le lien entre Francis Bacon et David Cronenberg pour appuyer cette thèse selon laquelle « la métamorphose des personnages de Cronenberg se concrétise par ce mouvement de fuite dans l’espace. » Elle cite donc ces paroles du peintre anglais : « Je ne construit pas l’espace ou la scène puis la figure. Je vais de l’un à l’autre [...]. C’est dans ce va-et-vient permanent que la force de l’un entraîne la force de l’autre. »

2) La couleur :

Parallèlement à cette notion d’échappement de soi-même, Gilles Deleuze parle aussi d’un effort de la Figure pour s’extraire du néant des aplats : « Le lieu, le contour deviennent agrès pour la gymnastique de la Figure au sein des aplats. » Il est important de souligner comme les fonds de couleurs vives détachent la Figure dans l’œuvre du peintre. Il n’y a jamais de profondeur de champ, l’être humain nous apparaissant toujours frontalement. La couleur sertît la Figure dans le tableau. France Borel parle d’un aller-retour « entre les fonds lisses et inertes aux teintes acidulées et les figures animées aux textures épaisses de couleurs grinçantes [...] entre la géométrie du décor et l’éclaboussure des personnages. »
Dans Shivers, on remarque que tous les appartements des tours Starliners sont décorés de couleurs vives. Je suis bien incapable de dire s’il s’agit là d’une exagération de la part du réalisateur ou si cela correspond réellement au goût de l’époque (le milieu des années soixante-dix). Il est en tout cas troublant de constater à quel point ce film-ci est proche de la composition de Francis Bacon pour ce qui est de la couleur.
La couleur a, de toute façon, une importance cruciale dans l’esthétique de David Cronenberg. Sur France Culture, Alain Veinstein déclare : « Il faudrait mettre, au début de chaque film de David Cronenberg, la mention : Prenez garde à la peinture. » Même si ce n’est pas exactement vrai pour chaque film, il y a en effet une recherche de picturalité, surtout dans une seconde partie de sa carrière. Après Shivers, il semble que David Cronenberg se désintéresse de ces couleurs vives, mais, en 1982, avec Videodrome, il découvre un effet qu’il mettra souvent à profit par la suite : il use et abuse de la symbolique passionnelle du rouge et en teinte toutes les scènes où Max Renn glisse dans une autre réalité, à l’image de cette pièce du Vidéodrôme, constitué d’un gril au sol et d’un mur du fond, en argile rouge soi-disant électrifié. Ce jeu de la couleur se retrouve dans Dead Ringers, six ans plus tard, comme l’explique Pierre Véronneau : « Que ce soit dans l’appartement des jumeaux ou dans leur salle de consultation, les tons de gris et de bleu qui dominent l’image et l’ordonnance cartésienne du mobilier à l’italienne et des accessoires, créent une imagerie rigoureuse, clinique même, étouffante certes, qui rend encore plus percutante et perceptible l’émergence rougeoyante de l’anormalité. » Peter Morris constate la même chose :
« L’aigue-marine froid de l’appartement des Mantle, les robes écarlates aux allures de prêtre de la salle d’opération, l’éclairage à la bougie dans l’appartement de Claire . Ces éléments-ci et d’autres accentuent l’ambiguïté du film et sapent les tentatives de déterminer une explication simple et naturaliste des événements. »

Dans les films suivants, David Cronenberg privilégie une dominante colorée : Naked Lunch , par exemple, est jaune comme cette poudre insecticide que William et Joan Lee s’injectent dans les veines, ou comme l’ocre des murs de l’Interzone et du sable de la plage. Crash, en 1996, reprend ce bleu froid, clinique, que l’on avait déjà dans Dead Ringers. Pour ce qui est d’une dominante colorée, eXistenZ est de loin le plus abouti, déclinant subtilement toutes les nuances de vert, avec un travail remarquable sur les décors et les costumes. Spider , enfin, se teinte d’un brun terne, typiquement anglais. Exit les couleurs vivaces pour ce clochard qui a perdu le souvenir de sa folie.
Si Cronenberg tend, dans les années 90, à une sorte de monochromatisme que l’on pourrait rapprocher des grands aplats de Francis Bacon, il faut tout de même préciser que ce n’est pas uniquement dans une visée plastique. La couleur a toujours, avant tout, une portée symbolique dans son cinéma : le rouge de la passion, le jaune de la jalousie (William Lee a tué sa femme après l’avoir surprise avec l’un de ses propres amis), ou le vert de la nature (pour dénoncer l’utopie des réalités virtuelles). Comme l’exprime Gilles Deleuze : « La couleur est devenue l’affect lui-même, c’est-à-dire la conjonction virtuelle de tous les objets qu’elle capte. » Pour en revenir à la composition des œuvres de Francis Bacon, Gilles Deleuze affirme : « Il y aura un chronochromatisme du corps, par opposition au monochromatisme de l’aplat. » Obsédé par les chronophotographies d’Edweard Muybridge, Francis Bacon force ses personnages à un athlétisme immobile.
A ce propos, Jean Clair fait une analyse très judicieuse de Triptyque - Etudes du corps humain et en particulier du parapluie du panneau central :
« L’objet est interprété, dans sa relation à une figure en équilibre instable, comme une sorte de balancier, analogue à ceux dont se servent les fildeféristes. D’un point de vue purement plastique, c’est une tâche noire qui fixe la figure sur le grand fond rose uniforme de la toile. Dans l’un et l’autre cas, le parapluie a à voir avec un problème d’équilibre, au double sens du terme : l’assiette d’un corps soumis aux lois de la pesanteur, l’harmonie d’une composition. »
Dans la peinture de Bacon, ce qui retient la Figure d’assouvir ses pulsions d’échappement, c’est ce risque de chute que le peintre met en scène géométriquement à l’intérieur du cadre. S’il y a aussi indéniablement une notion de chute chez David Cronenberg, c’est par rapport à l’échelle sociale. L’échappement de la Figure est beaucoup plus complexe chez le cinéaste.

3) Le hors-champ

André Bazin fait une distinction de nature entre le cinéma et la peinture : pour lui, le film « amène à regarder loin du centre, au-delà des bords du cadre [...] et appelle le hors-champ [tandis que la peinture] oblige le regard à revenir sans cesse à l’intérieur. » En somme, le cinéma serait centrifuge et la peinture centripète. Et, il est vrai que, par son processus de défilement des images, le cinéma modifie la lecture que l’on peut avoir de chaque plan : tous les autres personnages, tous les autres lieux de l’histoire, que le cadre ne contient pas à ce moment précis du film (artificiellement arrêté dans son défilement par les possibilités technologiques du magnétoscope), sont malgré tout présents dans un coin de notre conscience ; tandis que la peinture, elle, centralise les éléments qu’elle a convoqués sur la toile.
Francis Bacon force le regard du spectateur à aller et venir, lorsqu’il utilise le triptyque, mais, malgré tout, en choisissant une combinaison asymétrique, il n’évite pas le phénomène de centralité. Il accentue même parfois cette logique en situant les trois panneaux du triptyque sur un même espace circulaire, « cet espace courbe qui ferait penser au cercle magique de l’arène ou du cirque » . La titralogie de David Cronenberg rapproche encore les deux artistes : Videodrome, par exemple, pourrait être traduit (du grec) par "arène de la représentation". Le Vidéodrôme c’est l’espace où se déploie la vision.

La frontalité de la composition, chez Bacon, fait glisser le regard vers l’extérieur du cadre, tandis qu’habituellement, la ligne de fuite perspective attire l’œil vers le fond du tableau. Cet effet optique n’est pas innocent. Il s’agit, pour le peintre, de peindre le cri plutôt que l’horreur. Face à un tableau de Francis Bacon, on cherche du regard quelle est cette horreur qui produit une telle panique et on fantasme un hors-cadre. Comme le formule Gilles Deleuze, « la lutte avec l’ombre est la seule lutte réelle » . Quand Isabelle Acuti analyse conjointement les deux versions de Trois études de figures au pied d’une crucifixion , elle exprime cette hypothèse : « Le bandeau de la figure centrale et les vis, le mobilier trop étroit, incarnent cette volonté inébranlable de ne pas voir. » C’est la même problématique que soulève, dans Rabid, ce dialogue entre deux patients de la clinique Keloïd, où est amenée Rose accidentée :
« Qu’est-ce que c’est ?
- Paraît qu’il y a eu un accident.
- Ils pourraient quand même le recouvrir. »
Mais la peinture ne permet pas la dialectique ; Francis Bacon doit, par le seul moyen de l’image, rendre toute la force du cri. Si l’on consulte l’article « Bacon Francis (1909-1992) » du Dictionnaire Hachette Multimédia, on peut lire cette description générale : « Difformes et flous, ses hommes nus, ses juges, ses papes hurleurs, etc., sont autant d’hallucinations isolées dans l’espace. » En s’arrêtant plus particulièrement sur les interprétations du portrait d’Innocent X de Vélasquez , Gilles Deleuze décrypte bien ce fonctionnement : « Innocent X crie, mais justement il crie derrière le rideau, non seulement comme quelqu’un qui ne peut plus être vu, mais comme quelqu’un qui ne voit pas, qui n’a plus rien à voir, qui n’a plus pour fonction que de rendre visibles ces forces de l’invisible qui le font crier. » Le philosophe généralise en affirmant que « la tâche de la peinture est définie comme la tentation de rendre visibles des forces qui ne le sont pas. » La tâche de la peinture justement...
Que peut-il en être du cinéma et en particulier du cinéma commercial ? David Cronenberg ne fait pas une utilisation abusive du hors-champ, pas plus qu’il ne multiplie les scènes d’horreur. « Chez lui, l’horreur est à l’intérieur. La source de l’effroi est située dans le corps des personnages, qui ne sont ni des zombies ni des vampires mais des êtres terriblement semblables à nous. » Tout comme Bacon, Cronenberg s’attache à rendre le cri et tout ce qu’il présuppose comme violence intérieure. Je pense en particulier à cette scène de Rabid où Rose émerge du coma dans un grand cri d’effroi. Mais, dans The Brood , par exemple, David Cronenberg représente à la fois le cri et l’horreur, dans cette scène finale où Candice , terrorisée, est assaillie par les monstres à travers la porte qu’ils défoncent. L’horreur a besoin de se matérialiser aux yeux du spectateur pour justifier 90 minutes de cri de souffrance et d’angoisse claustrophobique.
Le cinéma de David Cronenberg fonctionne par des métaphores visuelles et autorise, du coup, plusieurs niveaux de lecture. Il y a aussi chez lui un "hors-cadre" en quelque sorte, tout du moins un espace laissé libre à l’interprétation et au fantasme, tel qu’il fonctionne dans la séparation des panneaux d’un triptyque : « Il n’y a en effet jamais, chez Cronenberg, de digressions naturalistes, de scènes de respiration ou de transition, au contraire, il sature son œuvre de signifiant et le non-dit se situe toujours chez lui dans les interstices du récit, du dialogue, dans la confrontation des sens et des significations. » , comme nous l’apprend Serge Grünberg.

Il serait tentant d’y voir une influence de Bacon sur Cronenberg, mais il faut se rappeler combien le peintre a subi l’influence de la cinématographie et, entre autres, a repris à son compte la puissance suggestive du "cut". Il ne faut pas s’y tromper : sur ce point particulier du hors-champ, s’il y a une proximité entre les principes de composition de Francis Bacon et ceux de David Cronenberg, c’est tout simplement parce que le peintre utilise la syntaxe cinématographique.

B) La duplication

1) Seconde peau :

Le second point d’achoppement évident entre les œuvres de David Cronenberg et de Francis Bacon, après des principes semblables de composition, est cette esthétique des corps cruentés que nous avons définit dans une première partie. Quel est donc le rôle efficient de cette imagerie morbide ? Qu’est-ce exactement que la chair ? C’est à cette question première que Pascale Fleuridas répond, avant d’espérer comprendre l’œuvre de David Cronenberg :
« La chair est en première instance l’enveloppe qui contient l’organisme. Elle l’oppose à la fois à ce qui est extérieur au corps, l’environnement, et à l’extérieur du corps, la peau. Dans ces deux oppositions, sa fonction est de différencier le dedans du dehors et l’invisible du visible. »
La chair est une enveloppe protectrice. France Borel commente ainsi un tableau de Francis Bacon : « Son visage est en sang, sans la protection vitale d’un épiderme enveloppant, comme s’il sortait d’un de ces accidents de voiture dont la beauté étrange le fascine. Autoportrait. » On ne peut s’empêcher de penser à Crash de David Cronenberg. Dans Les Cahiers du Cinéma, on peut en lire cette description intéressante : « Gabrielle (Rosanna Arquette), les jambes prises dans des carcans de cuir et d’acier essaye une Mercedes comme elle essaierait une robe »
En plus de cette enveloppe protectrice naturelle qu’est la chair, l’homme a pris l’habitude, depuis l’aube des temps, de se couvrir d’une enveloppe supplémentaire qu’il se confectionne à partir de celle des animaux. Le port du vêtement est une sorte de mimétisme. Mais n’en découle-t-il pas un fort affaiblissement de la pilosité ? Et Crash nous parle de cette nouvelle enveloppe moderne que serait la voiture. Cette enveloppe protectrice supplémentaire ne protège en définitive que du risque qu’elle fait encourir par sa propre cinétique. Ainsi, la chair perd parfois, chez Cronenberg, sa fonction protectrice pour se retourner contre l’individu : dans Rabid, une mauvaise greffe de peau cause un dérèglement de l’organisme de Rose ; dans Videodrome, la chair de Max Renn est programmé pour sa propre destruction et pour celle d’autrui ; The Fly met en scène la dégénérescence de la chair ; dans Naked Lunch, la chair toxico-dépendante empêche Bill Lee de se reprendre en main, après le meurtre de sa femme ; et dans eXistenZ, c’est par la connectique charnelle que le jeu prend possession de ses joueurs.

Chez Francis Bacon, la chair n’est ni une menace, ni une protection, car sa peinture se refuse à être narrative. La chair est là pantelante, offerte au regard. C’est ce que France Borel décrit ainsi : « Visages brouillés, nausées, migraines, œil déplacé, bouche distordue, muqueuses qui se retournent comme un gant, tunique de Nessus. » Dans la mythologie grecque, Nessus est ce centaure qui avait enlevé Dejanire, la femme d’Héraclès. Mortellement blessé par ce dernier, Nessus donna sa tunique dégoulinante de sang à Dejanire, comme un talisman susceptible de garantir la fidélité de son mari. Cette ruse eût raison d’Héraclès qui connût d’insurmontables douleurs lorsqu’il enfila la peau de Nessus . On est assez proche de l’argument de Rabid, de David Cronenberg, avec cette mauvaise greffe de peau. L’autre monstre mythologique, que l’on pourrait reconnaître dans les "Figures" de Francis Bacon, est Marsyas, qui fût écorché vif par Apollon pour avoir osé le défier dans un tournoi musical. Mais, jamais il n’est question de mythologie dans la titralogie du peintre, ce n’est que Figures ou Portraits. A part peut-être les Erinyes que l’on peut identifier dans Trois études de figures au pied d’une crucifixion et surtout dans le Triptyque inspiré de l’Orestie d’Eschyle , puisque c’est de cette tragédie qu’elles sont issues. Sinon, Francis Bacon ne fait pas dans l’illustration.
Ce qui reste indéniable, c’est ce retournement de la peau pour faire passer la chair du « dedans » au « dehors », pour la faire basculer du domaine de « l’invisible » à celui du « visible ». Sylvain Corlu l’affirme aussi : « Les visages de Bacon sont comme des gants retournés. » Par ses portraits, c’est la face organique du modèle que l’artiste essaie de dépeindre, ce « revers atroce conjoint à un avers scintillant » , comme le dit Michel Leiris. Cela nous ramène à cette inhibition qu’a Francis Bacon à travailler en présence du modèle, quand le regard de l’autre vient perturber le regard du peintre. On peut donc comprendre cette préoccupation charnelle comme une volonté de fouiller la sensation de l’autre, au-delà de l’apparence. Francis Bacon peint « la viande de l’envers du visage qui regarde » , c’est-à-dire qu’il interroge ce que peut bien être réellement la sensation une fois abolie la bienséance. « Arrachés, les masques révèlent la sauvagerie. » C’est le "gore", comme nous le rappelle David Lebreton : « La profanation du corps, son éjection hors de la sphère du sacré personnel ou collectif, implique son retournement comme un gant, l’exposition crue de son intérieur ne révélant rien d’autre qu’une chair dérisoire et abjecte. »

Le retournement de l’épiderme est aussi une réalité dans le cinéma de David Cronenberg. Un de ses personnages le formule même directement en ces termes : dans The Fly, après l’échec de la téléportation d’un premier babouin, Seth Brundle formule cette analyse que « l’ordinateur l’a retourné comme un gant », incapable de saisir, dans son intelligence artificielle, ce qui constituait l’avers ou le revers de l’épiderme. La peau est une enveloppe formelle que le cinéaste malaxe selon ce qu’il veut faire ressortir du personnage.
C’est que « le corps n’est qu’une défroque provisoire, une forme hébergeant un moment l’identité fractale d’un personnage » . C’est dans cette logique-ci que David Cronenberg met en scène la télépathie dans Scanners, non pas comme une simple communication mentale telle qu’on la conçoit habituellement, mais comme un investissement identitaire du corps de l’autre, une prise de possession. Le docteur Paul Ruth l’explique dans le film : « La télépathie n’est pas une lecture de l’esprit, c’est la création d’un lien direct entre deux systèmes nerveux séparés par un espace. » Comme le souligne William Beard, « Scanners met l’accent sur la nature physique de la télépathie. » L’esprit ne peut s’extraire de cette chair qui l’enveloppe que pour se nicher dans une autre chair. L’écrivain William Burroughs, que Francis Bacon a connu à Tanger, à l’été 1956, et dont l’influence sur David Cronenberg n’est plus à prouver, a cette phrase qui décrit bien l’inévitable incarnation : « Je suis toujours simultanément à l’Extérieur, en train de donner mes ordres, et à l’Intérieur de cette gangue de gélatine, de cette camisole de force qui s’étire et se déforme pour se reformer inéluctablement avant chaque nouveau mouvement, chaque pensée, chaque impulsion. »
Selon Pascale Fleuridas, David Cronenberg s’attache à présenter ses personnages dans leur ensemble. Il est un des seuls cinéastes à être préoccupé par « l’unité identitaire des héros, [c’est à dire] ce qu’ils donnent à voir (leur enveloppe corporelle), ce qu’ils sont biologiquement (un complexe d’organes) et ce qu’ils sont psychologiquement en tant qu’êtres dotés de raison. » Evidemment les « Figures » de Francis Bacon n’ont pas l’usage de la parole, elles nous apparaissent donc diminuées par rapport à « l’unité identitaire » réalisée dans le cinéma de Cronenberg. Si Francis Bacon, par sa technique talentueuse, parvient souvent à rendre le mouvement (donc l’action), ses personnages sont fixés dans un moment de leur identité et cette fixité fait que la chair prend le pas sur l’esprit, l’être sur l’action. C’est aussi ce qu’il cherche à pallier par la série. Malgré cette limite de la peinture par rapport au cinéma, il faut reconnaître une proximité d’intention dans l’art de Francis Bacon et dans celui de David Cronenberg : prendre la chair humaine comme sujet et en exposer le revers pour y traquer l’identité qui l’habite.

2) L’effet miroir :

La peinture et le cinéma sont des arts du regard et nos deux artistes choisissent de faire miroir avec les œuvres qu’ils offrent à notre contemplation. C’est ce qu’affirme Pierre Véronneau à propos de David Cronenberg : « Ses films sont comme de grands miroirs qu’il place devant une société aseptisée, ultramoderne, hyper-confiante, arrogante. » De même pour l’œuvre de Francis Bacon : « Impossible d’être seulement amateur d’art ou érudit. Cet art ne se lit pas, il est provocation et miroir » , nous dit France Borel. Pour Jerzy Tchorzewski, le peintre va bien plus loin :
« L’art de Bacon est un acte insolite d’autovoyance de l’homme moderne, dans le moment où il s’accomplit, qui est effrayant [...]. C’est un homme qui se surprend en flagrant délit d’exister, qui se voit non pas dans un miroir ou dans un reflet quelconque, mais qui embrasse dans son champ de vision sa propre figure, extraordinairement précise, car elle est vue et ressentie à la fois. »
L’effet miroir est évident dans les tableaux de Francis Bacon car le peintre les protège systématiquement d’un sous-verre qui, du coup, renvoie le reflet du spectateur. Notre image se fond avec la représentation du modèle qui nous est offerte. Les miroirs de Francis Bacon sont grossissants, déformants. « Ce que je veux faire, [dit-il,] c’est déformer la chose et l’écarter de l’apparence, mais dans cette déformation la ramener à un enregistrement de l’apparence. » Instinctivement, nous détournons le regard de cette image où s’abîme notre perception de l’humain.
Plus qu’une simple précaution contre le vandalisme, le sous-verre joue cette farce du miroir qui n’en est pas un. Comme Lewis Carroll (1832-1898), Francis Bacon nous emmène de l’autre côté du miroir. Dans Peinture 1946 , il ne reste bientôt plus de l’homme disparaissant que son sourire, comme pour le chat d’Alice au Pays des Merveilles. Mais, cet autre côté du miroir ne révèle plus la fantaisie de l’imaginaire, c’est bien plutôt notre réalité charnelle mise à nu. La chair est pétrifiée comme au regard de la Méduse. C’est ce que signifie Sylvain Corlu lorsqu’il parle d’un « corps pétrifié à l’intérieur de ses chairs » , à propos d’une toile de Francis Bacon : Nu étendu (1966). C’est donc nous que le sous-verre protège, comme le miroir qui protégea Persée de la Gorgonne. On peut ainsi contempler notre propre revers pétrifié

Comme le déclare Michèle Monjauze : « Bacon projette la vie violente du corporel. » On retrouve cette notion de projection de soi dans le cinéma de David Cronenberg. Dans son mémoire, Pascale Fleuridas nous rapporte cette définition intéressante de ce que l’on entend par "projection" : « C’est ainsi que la projection apparaît comme un processus essentiellement imaginaire mettant aux prises le sujet avec le monde extérieur [...] ce qui appartient primitivement au dedans fait son apparition sur le plan opposé de la perception des choses. » Et, dans le cinéma de David Cronenberg, l’écran n’est plus seulement le support physique sur lequel est projeté le film, il devient aussi un écran placé entre le spectateur et son reflet cruenté.
L’écran chez David Cronenberg fonctionne comme le sous-verre chez Francis Bacon, non pas réellement mais symboliquement. Dans Videodrome, le professeur Brian O’Blivion déclare : « Ne regardez pas trop profondément l’écran de télévision, de crainte que celui-ci ne commence à regarder en vous. » Grâce à la protection du sous-verre ou grâce à l’écran, le spectateur peut mirer son propre corps comme on mire un œuf. Alain Jaubert évoque, à propos de Francis Bacon, « une peinture qui ne parle plus à la raison mais directement au système nerveux » . C’est précisément ce qui fait la démarche de David Cronenberg identique à celle de Francis Bacon : ce « lien direct entre deux systèmes nerveux séparés par un espace. »

3) Le dédoublement :

Nos deux artistes ne cherchent pas seulement à faire image : ils dédoublent le corps humain, ils essaient de recréer les caractéristiques de cette présence humaine que l’on appréhende par notre système nerveux. Lorsque l’on parle d’un retournement de l’épiderme dans les représentations que nous propose Francis Bacon, ce n’est en rien une spéculation. Il faut savoir que le peintre a cette habitude de retourner le tissu afin de peindre du côté non apprêté de la toile. Si on l’interroge sur cette pratique, il répond qu’il recherche « une texture de peau d’hippopotame ». Au-delà de la truculence de la formule, ce détail atteste que Francis Bacon entretient un rapport physique avec son tableau, « car la toile est un corps et Bacon a avec elle un tête-à-tête qui devient affrontement et défi. » Gilles Deleuze ressent la même sensation : « Il semble qu’il faille non plus à proprement parler voir le tableau, mais le toucher, comme si ces corps demandaient à être touchés »
Dans sa pratique cinématographique, David Cronenberg cultive cette même préoccupation du dédoublement. Le journaliste Samuel Blumenfeld en est convaincu : « C’est donc toujours à travers ses personnages, conçus comme autant d’extensions de lui-même, tous choisis pour leur ressemblance physique avec lui, que David Cronenberg réussit à exister à l’écran. Il va même jusqu’à leur imposer, telle une marque de fabrique, les mêmes paires de lunettes que lui. » C’est une des fonctions du regard que les psychanalystes connaissent bien : « On sait que la capture visuelle, par la forme, d’autrui détermine l’identification narcissique, l’organisation de la connaissance du corps propre. » C’est la notion de projection que l’on évoquait précédemment. Effectivement, la mise à mal des corps, dans l’esthétique de nos deux créateurs, répond à un questionnement d’ordre personnel. David Cronenberg confie, dans le quotidien Libération : « Les premiers combats d’un enfant, c’est avec son propre corps. Marcher, manger... Rien n’est normal pour lui. Je n’ai pas oublié cela et je ne tiens rien pour acquis. » Le dédoublement, dont il est ici question, est donc un écho à ce rôle de miroir qu’ont les proches dans le développement de l’enfant . David Lebreton explique que « Le corps est une série d’écrans à configurer, les personnages sont multiples, l’individu est susceptible de donner des versions successives de soi. » En tant qu’animal social, l’homme se compose un personnage pour apparaître aux yeux de ses semblables, un masque en quelque sorte. Vouloir à tout prix écarter les uns après les autres les « masques » d’un individu serait risquer de s’apercevoir qu’il n’y a rien derrière ces apparences, qu’elles sont constitutives de la personnalité de cet individu.

Le dédoublement revêt une importance toute particulière chez David Cronenberg. On pense bien sûr à Dead Ringers où Jeremy Irons interprète le double rôle de frères jumeaux qui se perdent, mais c’est une récurrence dans l’œuvre du cinéaste : dans Scanners, le duel de deux frères télépathes se résoud par le passage de l’un dans le corps de l’autre ; The Fly traite de la re-création de l’individu par la télétransportation ; dans la scène finale de Naked Lunch, les deux douaniers, de chaque côté de la voiture, mis en abîme par leurs reflets dans la glace des portières, nous rappellent les célèbres Duponts nés de l’imagination du dessinateur belge, Hergé (1907-1983) ; dans M.Butterfly , René Callimard, amoureux d’un travesti, recherche inconsciemment son double ; dans Spider enfin, le Spider adulte côtoie en permanence Spider enfant, dans un dédoublement anachronique.
Le dédoublement est encore compliqué dans une scène de Scanners où Cronenberg utilise un effet "morphing" pour mettre en évidence le lien télépathique qui unit entre eux les personnages. La déformation des portraits de Francis Bacon rappelle d’ailleurs cet effet de "morphing", comme saisi au cours d’une de ces transformations.

Francis Bacon, lui, a, pour amplifier le dédoublement, cette habitude de placer des témoins dans ses triptyques (comme dans le panneau gauche de Trois études pour une crucifixion ou dans le panneau droit de Crucifixion ). On peut parfois retrouver ce même principe chez David Cronenberg : dans toutes les scènes d’opérations chirurgicales, par exemple, qui fonctionnent comme les Crucifixion[s] de Bacon. Ou encore dans The Dead Zone : par le jeu de la télépathie, John Smith se retrouve présent dans le kiosque à musique lorsque Frank Dodd assassine sa victime. Dans Crash aussi, on retrouve cette présence du témoin lorsque Vaughan entreprend Catherine Ballard sur la banquette arrière, pendant que le mari de celle-ci pilote le véhicule, toujours un œil sur le rétroviseur intérieur. D’aucuns opposeront, à raison, que tout le cinéma est une histoire de doubles :
« Sans cesse le cinéma est en proie à une énigme qu’il cherche à débrouiller ; Enigme d’une duplication du réel, peut-être le seul réel que nous connaissions vraiment ; Enigme du montage, du cadrage ; le matériel même du cinéma emprunte à la catégorie du double ; le double au cinéma nous parle de l’essence de l’être cinéma, dans nos rapports à la vérité et à la passion. »
Toujours est-il que la démarche artistique de David Cronenberg tend à se confondre avec celle de Francis Bacon.

4) Les réalités :

La duplication cronenberguienne est encore accentuée par un autre facteur : l’instabilité récurrente de la réalité. Dans la préface de son roman, Crash, James Ballard se fait cette réflexion : « Dans le passé nous avons toujours tenu pour acquis que le monde extérieur représentait la réalité, quelque vague et confuse qu’elle pût être, alors que notre univers mental, avec ses rêves, ses fantasmes, ses aspirations, était le domaine de l’imaginaire. Il semble que les rôles aient été inversés. » Déjà, au XIXème siècle, le philosophe Ludwig Feuerbach (1804-1872) se posait la question :
« Et sans doute notre temps [...] préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être [...]. Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. »
Et bien sûr cette tendance n’a fait que se confirmer, dans notre civilisation de l’image. David Cronenberg pense que « le cinéma a changé la façon dont nous rêvons. »
Cette version de la réalité que nous propose Cronenberg à l’écran, même ses propres personnages ne veulent l’admettre : dans Rabid, Rose ne peut reconnaître qu’elle est à l’origine de la monstrueuse épidémie qui décime le pays, et c’est en s’enfermant avec un enragé (et donc en se suicidant par voie de conséquence) qu’elle vérifie cette réalité ; dans The Brood, il ne faut pas moins de trois meurtres pour que les principaux acteurs (au sens de responsables) réalisent, un peu tard, la portée nocive de la nouvelle thérapie psychiatrique de Nola Carveth ; la scène finale de Scanners est une invraisemblable révélation où Cameron Vale apprend que Darryl Revok, son ennemi personnel, est en fait son frère, et que le gentil professeur Ruth est son père qui l’avait laissé dans la misère et surtout qu’il est un dangereux manipulateur, à l’origine du gigantesque programme de mutation génétique de la race humaine ; dans The Dead Zone, les prémonitions de Johnny Smith sont de tel ordre que ses contemporains n’auront jamais l’occasion de mesurer le bien-fondé de sa tentative d’assassinat sur un dangereux candidat politique à la Maison-Blanche ; de même que le shérif Bannerman ne peut croire que le meurtrier soit son collaborateur Franck Dodd ; dans M. Butterfly, René Callimard ne veut pas voir que la femme dont il est amoureux est en fait un homme. D’une manière générale, il y a toujours plusieurs niveaux de lecture dans les films de David Cronenberg. Aucun ne se présente de façon empirique, aucun n’accepte comme base une seule et unique vérité objective.
La réalité chez Cronenberg est faite de socles mouvants qui se dérobent sous les pieds du spectateur. Cette ambiguïté du réel atteint son summum dans trois opus majeurs de la filmographie de l’artiste : Videodrome en 1982, Naked Lunch en 1991 et eXistenZ en 1999. Dans ces trois films, les personnages se perdent dans un univers qui s’avère être à mi-chemin entre la réalité et leurs fantasmes de ce que pourrait être la réalité, qu’il s’agisse d’une réflexion sur les médias (Videodrome), sur les paradis artificiels de la drogue (Naked Lunch) ou sur les mondes virtuels du jeu (eXistenZ). A propos de Videodrome, Peter Morris nous explique ceci :
« Dans ces séquences, le public ne voit que ce qu’expérimente Renn, sans contexte extérieur pour mesurer si c’est la réalité ou une hallucination. En fait, Cronenberg insiste pour dire qu’il n’y a aucune différence. J’ai essayé de faire un film qui soit aussi complexe que la façon dont j’expérimente la réalité, dit-il à William Beard et à Piers Handling. »
Comme le confie David Cronenberg au journaliste Gérard Delorme :
« D’un point de vue philosophique, je crois sincèrement que toute réalité est virtuelle. Il n’y a pas de réalité absolue. Chacun la voit différemment. Si on pouvait se mettre dans la tête de quelqu’un d’autre, on serait choqué de réaliser à quel point chaque chose est perçue différemment. »
Ce qu’il y a de réaliste dans le cinéma fantastique de David Cronenberg, c’est la mise en scène de nos chimères modernes. Il est aussi réaliste que peut l’être cette sorte de bulle de confort et de loisirs dans laquelle évolue l’homme occidental contemporain. Pour reprendre le situationniste Guy Debord : « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. » Quel peut donc être le rapport au vrai de cet art de l’illusion qu’est la cinématographie, lanterne magique ayant grandie dans la poudre des foires. Comme l’écrit Philippe Sollers dans son livre sur Francis Bacon : « Les humains dirait-on, aussi bien en public qu’en privé, se sont mis à habiter définitivement dans un film. »

David Cronenberg part du principe que le cinéma force le spectateur à s’identifier au personnage (c’est ce principe qui permet, entre autres, au champ / contrechamp de fonctionner). Le regard du spectateur est donc celui de l’individu regardé sur l’écran (contrairement au peintre qui nous impose le regard qu’il porte sur son modèle) ; ainsi, chaque film nous place dans la peau du héros pour nous entraîner dans les glissements successifs de la réalité, caractéristique principale du cinéma de l’auteur canadien. Pascale Fleuridas pénètre bien cette distorsion de l’individu, impliquant le spectateur, dans l’analyse qu’elle fait d’un plan-séquence de Videodrome :
« Max, présent dans la pièce du vidéodrôme, fouette son téléviseur tourné face à la caméra [...]. Mais, ici, le point de vue de la caméra est toujours celui de Max. Tout se passe comme si le personnage se trouvait à chaque extrémité de l’axe d’un champ / contrechamp imaginaire : d’un côté par sa présence, de l’autre par son regard, le fouet ne faisant que rapprocher ces deux bords. La nature de ce qui devient visible, ici, pour Max, à savoir lui-même, vient justifier l’effondrement de la frontière entre intérieur et extérieur dans la mesure où il projette son image dans le même espace que celui où se trouve son corps propre. Les notions de dehors et de dedans sont abolies. Dans un de ses discours, nous avons vu que Brian O’Blivion affirmait à Max : Il n’y a rien de réel en-dehors de notre perception du réel. »
En somme, David Cronenberg développe le principe d’un regard multiple chez ses Figures, à l’instar des yeux à facettes des mouches, pour proposer une métaphore qui collerait à son univers.

Le glissement de la réalité n’est pas de cet ordre-là dans la peinture de Francis Bacon. Même si, à propos du tableau Deux personnages , Malcom Quantrill formule cette hypothèse très cronenberguienne : « Rien ne nous empêche non plus de douter de la présence de deux figures sur le lit : peut-être n’y en a-t-il qu’une que nous dupliquons parce que nous voyons deux mâles ? » Le peintre ne cherche pas à mettre en image la subjectivité universelle. Ce qui l’intéresse, c’est la réalité de sa sensation à lui et comment la transmettre à autrui. Lorsque l’on sait qu’au moment où il s’est attaqué à sa célèbre peinture de 1946 , Francis Bacon voulait essayer « de faire un oiseau en train de se poser dans un champ. » Le résultat est pour le moins éloigné de l’intention : un homme en costume, debout sur un sol jonché de sang, au centre d’une structure tubulaire, avec un pupitre de musicien ; son visage disparaît dans l’ombre d’un parapluie, on n’en voit plus que la bouche et les dents ; derrière lui se dresse, menaçante, une carcasse de viande, accrochée comme dans une boucherie, des quartiers de viande aussi sont posés en équilibre sur la structure tubulaire, de part et d‘autre de l’homme, le tout se détachant sur un fond rose pâle, neutre, calme et lisse, dans lequel trois stores fuchsia découpent l’esquisse d’une grande flèche désignant le bas, comme parfois on en voit sur les cartons de déménagement. Et pourtant, le résultat n’est-il pas là aussi réel, en quelque sorte ? Il y a, dans Painting 1946, quelques éléments rappelant l’oiseau se posant dans un champ : le fléchage vertical du haut vers le bas, le point de visée circulaire au sol, le thème de la prédation, la carcasse déployée comme deux grandes ailes... Ce qui intéresse Francis Bacon, ce n’est pas tant de transmettre de façon réaliste ce réel qui est de toutes façons toujours tangent, mais plutôt de le réaliser (au sens cinématographique du terme), c’est-à-dire de lui trouver une résonance susceptible de faire écho chez les spectateurs, de les forcer à rouvrir leurs yeux blasés par trop de représentations.
Comme le rapporte ce petit dialogue, assez drôle, avec Melvyn Bragg, Francis Bacon accorde beaucoup d’importance à la réalité :
« Ce qui m’intéresse c’est la réalité.
- Mais, qu’est-ce que la réalité ?
- La réalité, c’est ce qui existe !
- Etes-vous réel ?
- Etes-vous réel ? Pour moi, vous êtes réel ! Vous voilà, Melvyn Bragg. Vous êtes absolument réel pour moi. Vous voilà en chair et en os en face de moi. Comment allons-nous refaire cela ? Ca, c’est réel. Comment allez-vous refaire ça dans un autre art ?
- Mais pourquoi le vouloir ? C’est une question intéressante : mais pourquoi le voulez-vous ? Pourquoi le voulez-vous ?
- Parce que je veux être... On pourrait dire pourquoi le vouloir , mais je veux pouvoir recréer par un moyen différent la réalité d’une image qui m’excite. »
Peut-être faut-il préciser qu’à ce moment de l’entretien, le peintre commençait à être passablement éméché !

Dans la peinture de Francis Bacon comme dans le cinéma de David Cronenberg, la chair sert à reprendre pied avec le réel. Quand la perception s’égare dans la subjectivité, quand notre corps s’oublie dans une société aseptisée et sécurisée, nos deux artistes utilisent leurs créations pour projeter la chair mise à mal, et, en quelque sorte, vérifier ainsi la validité de leur propre existence sans se mettre eux-mêmes en danger.

C) Le corps mis à mal

1) La violence :

On l’aura compris, une forte violence se dégage des œuvres de chacun de nos deux artistes. Nous allons tâcher de distinguer la violence propre à David Cronenberg de celle de Francis Bacon.
A propos de ce dernier, France Borel dresse ce portrait : « Chef d’orchestre des blessures, il donne corps à l’informe, il donne visage à la déchirure. Il lève les voiles, les écrans de la pudeur. » Le peintre le reconnaît lui-même : « Nous vivons presque toujours derrière des écrans. Si l’on dit que mes œuvres ont un aspect violent, c’est que j’ai peut-être été capable de temps en temps d’écarter un ou deux de ces écrans. » Nous l’avons vu précédemment, ce jeu de représenter les écrans qu’il écarte, est beaucoup plus systématique chez Francis Bacon que chez David Cronenberg, même si c’est là une très légère nuance dans ce que nous montrent les deux artistes.
Gilles Deleuze considère, lui, que « Bacon distingue deux violences, celle du spectacle et celle de la sensation et dit qu’il faut renoncer à l’une pour atteindre l’autre. » Et, c’est précisément sur ce point qu’apparaît la principale divergence entre les deux œuvres : David Cronenberg fait spectacle. Tout artiste qu’il est, tout auteur empreint de philosophie, il produit du cinéma commercial et ne peut renoncer au spectacle pour atteindre l’épure de la sensation, comme se l’autorise Francis Bacon. Malgré tout, la violence de la sensation est toujours présente dans son cinéma. Il avoue ceci : « Je cherche à sortir les gens de leurs habitudes visuelles, à disloquer discrètement leur confort. » Et le peintre recherche la même chose. Alain Chareyre-Méjan affirme que « Bacon est sensible au détail frappant, à ce qui affecte avant d’informer » . Il cherche à « renvoyer violemment le spectateur à la vie » . La violence qui habite sa peinture nous est présentée de manière brute, crue. C’est du moins ce que constate France Borel : « Les visages, les corps écorchés sont d’autant plus scandaleux, leur présence est d’autant plus insoutenable qu’ils ne sont, contrairement aux planches anatomiques habillés d’aucun alibi scientifique, académique ou pédagogique. » A l’inverse, les planches anatomiques, qui constituent la toile de fond du générique début de Dead Ringers, servent d’alibi à toute la violence chirurgicale que déroule le film.

Quoiqu’il en soit, aussi bien dans la peinture de Francis Bacon que dans le cinéma de David Cronenberg, la violence est toujours en lien avec la réalité. Pour ce qui est de cette violence sexuelle dont il est question dans Dead Ringers et dans d’autres films tels que Shivers, Rabid, Videodrome, Naked Lunch ou Crash, il est intéressant de se pencher sur cette tirade onirique de l’infirmière Forsythe , dans Shivers : « Il me dit que tout est érotique, que tout est sexuel [...] que la maladie est l’amour de deux formes de vie étrangères, que même l’agonie est un acte érotique, que parler est un acte sexuel, qu’exister est un acte sexuel. » Dans les images que Francis Bacon nous propose de l’accouplement , il y a toujours la réminiscence de cette photographie de lutteurs, due à Eadweard Muybridge . Il y a, chez les deux artistes, une violence de l’intime, une forme de violence ordinaire et non pas extraordinaire comme ce que l’on retrouve en général dans les films d’horreur.
Francis Bacon, en particulier, est un peintre de la trivialité. Il représente bien sûr la nudité non idéalisée, mais encore, il n’hésite pas à représenter un homme promenant son chien dans le caniveau , ni surtout l’homme installé sur la cuvette des toilettes ou encore vomissant dans le lavabo .Il peint « ce dont on ne peut pas parler dans la confusion des perceptions : vertiges, vomissements, spasmes, ivresse. » En tout cas, le cinéma de David Cronenberg n’est aussi trivial que lorsque l’exige la compréhension d’une horreur qui viendrait de l’intérieur (je pense en particulier à certaines scènes des premiers films Shivers et Rabid). Quand il peut l’éviter, il le fait. Prenons, par exemple, la scène du suicide de l’auxiliaire de police, dans The Dead Zone, David Cronenberg en fait quelque chose de solennel et surtout replace le corps dans la baignoire, tandis que le texte original de Stephen King était le suivant : « Frank Dodd gisait sur le siège de la cuvette des toilettes, nu, à l’exception de son ciré noir qu’il avait dû en toute hâte jeter sur ses épaules. Le capuchon noir s’était accroché au robinet de la chasse et pendait de façon grotesque. » Ce qu’il faut préciser, c’est que, hormis ce détail, le scénario de Jeffrey Boam est assez fidèle au roman. Sans être triviale, la violence présente dans le cinéma de Cronenberg, est toujours réaliste, toujours en lien avec le quotidien. Un film comme Crash, par exemple, traite des accidents de voiture, ce qui est certainement la violence la plus répandue à notre époque. D’ailleurs, un épisode du tournage de Scanners n’est certainement pas indifférent au projet de Crash, qui vient des années plus tard :
« Nous étions en train de tourner le long de la voie express, et le trafic s’intensifiait. Un type dans son camion nous regardait filmer sur le côté de la route et n’a pas remarqué que tout le monde devant lui s’était arrêté. Je me suis retourné juste à temps pour voir son camion grimper sur le toit d’une petite Toyota. Nos machinistes eurent à sauter la barrière, à sortir ces deux femmes de leur voiture et à les étendre sur le bas-côté. Mortes. C’était hideux. Tout le monde était seulement choqué et déprimé. Nous n’étions pas responsables mais si nous n’avions pas été là, ce ne serait pas arrivé. »
Selon France Borel, Francis Bacon reconnaît une « fascination aussi pour l’accident de voiture auquel il trouve une beauté particulière. Horreur sublime qui l’hypnotise et le revigore. Un rayon de soleil, le sang, les corps éparpillés, postures fugaces, verre brisé. » Seulement Francis Bacon, lui, ne représente pas l’accident de voiture. Peut-être en représente-t-il les victimes dans la mutilation de leur corps, mais rien ne nous le dit. Pour en revenir au cinéaste, le critique Stéphane Bousquet pense cerner « le projet esthétique de Crash. Projet paradoxal s’il en est : filmer ce qui arrive à la peau déchirée ou caressée, à la chair martyrisée ou excitée, aux entrailles pénétrées par un sexe ou de la tôle froissée. » Somme toute, même s’il n’y a pas chez Bacon cette mise en scène narrative que pourrait être l’accident de voiture, son projet esthétique est identique : montrer la chair martyrisée et excitée.
Le peintre garde toujours à l’esprit que toute chose tire sa vie d’une autre. Pour lui, l’homme est avant tout un carnassier et l’abattoir reste le cadre paradoxale de la vie humaine. C’est ce qui explique que, face à ses tableaux, on puisse parler des « viandes affolées de Bacon » . Peut-être, en extrapolant beaucoup, peut-on retrouver cette idée dans le nom des jumeaux Mantle qui, selon Pierre Véronneau, évoque le terme anglais "mantis", désignant ce que nous appelons une mante religieuse , animal qui, comme chacun sait, a des mœurs domestiques pour le moins violentes.

Toujours aussi peu bavard, Francis Bacon ne nous présente pas l’histoire de la violence mais juste le cri de souffrance qui en résulte. Contrairement au cinéma de David Cronenberg où l’on retrouve les deux, il n’y a de violence, chez le peintre, que dans la transmission. Une violence formelle en quelque sorte. Il semblerait que Francis Bacon fasse grand cas de cette réflexion du grand maître romantique, Eugène Delacroix (1798-1863) : « On ne peint jamais assez violent. » David Cronenberg, quant à lui, s’intéresse de très près à la manière dont la violence se répand de proche en proche. Si la violence trouve sa place dans son cinéma, c’est en tant que virus. Selon Serge Grünberg :
« Cronenberg est sans doute le premier cinéaste à s’être interrogé sur le fondement de l’horreur contemporaine : la peur de la contamination. Que se passe-t-il entre les gens ? Des virus, des bactéries. Ce body language silencieux est l’une des sources de l’idéologie nazie, comme Reich l’a montré dans Psychologie de masse du fascisme avec son fantasme de pureté, d’invulnérabilité endogamique, presqu’incestueuse. »
Dans Shivers, la frénésie sexuelle finit par contaminer tout l’immeuble, faisant se confondre violence et désir. Dans le film suivant, Rabid, la contamination vampirique est encore plus fulgurante, et d’une toute autre ampleur. A propos de ces deux films, William Beard fait la remarque suivante : « La maladie se propage presque immédiatement hors de la clinique (en ce sens Rabid reprend là où Shivers s’arrêtait) » . Ces deux premiers longs-métrages sont vraiment axés sur cette métaphore d’une violence se propageant à toute la société, à la manière d’un virus. On sent encore l’influence impérative d’un William Burroughs qui écrivait ironiquement : « On peut à présent isoler et soigner le virus humain. » Ensuite, la lecture de cette spirale de violence se complique : dans The Brood, les petits monstres tueurs sont-ils des ersatz de la colère de Nola Carveth, tel que l’affirme le docteur Raglan, ou bien sont-ils des êtres à part entière, gagnés par la rage de leur voisine de cure, tels qu’ils sont réellement filmés ? Et la protubérance qui apparaît au bras de Candice, à la fin du film, ne signifie-t-elle pas qu’elle a été gagnée elle aussi par la rage de sa mère ? Dans Scanners, au-delà de la lutte entre le bien et le mal, on peut comprendre cette scène où Kim Obrist se fait "sonder" par un fœtus, encore dans le ventre de sa mère, comme le présage que la violence de ces nouveaux mutants va continuer à se répandre bien après le générique final. Videodrome ne cherche-t-il pas à nous dire qu’une fois que Max Renn a commencé à jouer avec le sadomasochisme, il ne peut plus mettre un frein à cette violence qu’il a en lui et qui ne s’arrêtera qu’avec son propre suicide ? Dans The Dead Zone, les images de violence auxquelles Johnny Smith a accès grâce à son pouvoir de divination, finissent par faire un meurtrier de ce doux agneau. A un moment dans The Fly, Brundlefly explique à sa fiancée que « les insectes ne font pas de politique ». En d’autres termes, il lui déconseille de continuer à venir le visiter, car il ne sait pas s’il pourra contenir la violence qu’il a en lui. Dead Ringers, quant à lui, nous présente comme logique le fait que la folie violente de l’un des deux jumeaux Mantle vienne à toucher le second. Dans Naked Lunch, la violence que subit William Lee, aussi bien auprès de ses collègues de boulot qu’auprès de ses proches, le pousse à tuer sa femme, et ensuite, dans une seconde partie du film, cette logique se reproduit métaphoriquement, avec le même dénouement. Dans Crash, depuis son balcon, James Ballard est troublé de constater combien la circulation augmente (et donc avec elle, la violence automobile...). Dans eXistenZ, on croit être sorti du jeu, lors de cette ultime tuerie dans la chapelle, et le film s’arrête sans que l’on sache si cette spirale de violence va continuer dans le monde réel ou pas. Dans Spider enfin, une fois que nous, spectateurs, avons compris que c’est Spider lui-même qui a tué sa mère, dans son enfance, nous ne savons pas si cette reconstitution l’a placé sur la voie de la guérison ou s’il reste un dangereux psychotique. La seule chose qui nous rassure c’est qu’il retourne à l’asile psychiatrique d’où il vient. Ainsi, après Shivers et Rabid, à la violence généralisée, David Cronenberg s’intéresse plus à la lutte désespérée que mène l’individu pour contenir cette violence qu’il a en lui.

Rien de tel dans la peinture de Francis Bacon, comme nous l’explique Isabelle Acuti :
« Rien de désespéré dans ces œuvres, au contraire, elles abordent l’interdit avec une volupté toute vivante. Elles ne sont pas du domaine du mental, elles expriment sans traduire. Elles gravitent dans un monde de sens, et la chair mise à nu n’est pas une vision désespérée de la condition humaine, car elles n’apportent pas une réponse comme une finalité, mais interrogent. »
Le cinéma de David Cronenberg, aussi, a pour finalité de soulever des questionnements, il ne cherche nullement à dresser des constats. Le seul constat qui vaut sur cette question est celui que proposait Sigmund Freud (1856-1939), au début du siècle : « La société est fondée sur un crime commis en commun. » De manière moins superficielle, il pourrait être très intéressant de confronter l’œuvre de David Cronenberg aux théories du philosophe René Girard qui affirme que tous les mythes et les rituels sociaux trouvent leur justification dans la crainte d’une crise de violence généralisée qui mettrait en péril toute la société. Cronenberg n’avoue-t-il pas, après tout, exorciser ses mauvais démons par la pratique de son art ? Et si, chez Francis Bacon, la violence apparaît moins évidente dans son caractère social, le peintre ne recherche-t-il pas la même transcendance ? C’est du moins ce que postule Gilles Ringuet : « Certains observateurs ont remarqué que les peintures de Bacon sont violentes. En vérité, à mon avis, il s’agit plutôt d’une violence sacrificielle. »

2) La mort :

La mort est toujours présente chez les deux artistes, non pas tant comme un fait macabre et ponctuel, spectaculaire (surtout pas chez Francis Bacon qui évacue tout aspect narratif de son œuvre), mais plutôt comme une obsession, comme la lucidité d’un processus irréversible. « La vie certaine s’en va, c’est la mort qu’on prépare » . Cette obsession de la mort est peut-être même la caractéristique minimale qui fait de Cronenberg et de Bacon de véritables artistes : cette finitude de l’homme est le moteur de sa créativité. J’en veux pour preuve cette phrase d’Élie Faure (1873-1937), célèbre historien d’art : « L’homme ne changera rien à sa destinée finale qui est de retourner, tôt ou tard, à l’inconscient et à l’informe. »
Dans le processus d’élaboration de son œuvre, il y a, chez David Cronenberg, cette obsession fondamentale de la mortalité humaine. Au-delà des contingences économiques qui le virent débuter dans le cinéma underground, on ne peut pas croire que c’est par hasard que Cronenberg a choisi d’être un cinéaste du gore. C’est l’omniprésence de la mort qui l’a poussé dans cette voie. « Chaque fois que, [dit-il,] dans un film, je tue quelqu’un, il s’agit vraiment d’une répétition de ma propre mort. Je crois que la plupart des événements d’un film sont en fait des répétitions et des expériences plutôt qu’une simple énonciation de certaines croyances. » D’où cet intérêt pour le genre car dans le gore, « On retourne toujours au corps pour toute vérification. Avec le corps on vérifie la vie et on vérifie la mort [...] c’est l’autopsie qui permet de tenter de trouver la vérité. » Cette obsession presque physique de Cronenberg a la même dimension chez Bacon. Il confie à Joshua Gilder :
« Je ne passe jamais une journée sans penser à la mort. Elle est simplement présente dans tout ce que vous faites, dans tout ce que vous voyez, dans chaque repas que vous mangez. Elle fait simplement partie de la vie. »
Francis Bacon reconnaît ailleurs « que la mort est l’ombre de la vie et que, plus on est obsédé par la vie, plus on est obsédé par la mort. » Pour nos deux artistes, donc, la vie ne peut être appréhendée que comme un lent cheminement vers la mort. Dans The Fly, Seth Brundle, le mutant, entrepose consciencieusement les squames de sa peau dans son armoire à pharmacie, soliloquant : « Vous êtes des reliques [...] des vestiges archéologiques [...] des artefacts d’une ère révolue, d’un intérêt purement historique ». C’est, sous des atours fantastiques, une illustration de la phrase de Jean Cocteau, chère à Bacon : « Chaque jour dans la glace, je vois la mort au travail. » L’écrivain Milan Kundera retrouve cette problématique dans l’œuvre du peintre :
« Les portraits de Bacon sont l’interrogation sur les limites du moi. Jusqu’à quel degré de distorsion, un individu reste-t-il encore lui-même ? Jusqu’à quel degré de distorsion un être aimé reste-t-il encore un être aimé ? Pendant combien de temps un visage cher qui s’éloigne dans une maladie, dans une folie, dans une haine, dans la mort, reste-t-il encore reconnaissable ? »
C’est la même question que pose The Fly : comment l’amour de Veronica Quaife pour Seth Brundle peut-il résister à la transformation de ce dernier en une sorte d’énorme mouche ? Dans son analyse sur la métamorphose dans deux films de David Cronenberg, Videodrome et The Fly, Pascale Fleuridas fait elle aussi le rapprochement avec Francis Bacon. Sur cette question du travail continuel de la mort sur les vivants, elle cite le peintre anglais : « Ce qui m’intéresse d’avantage, c’est saisir dans l’apparence des êtres la mort qui travaille en eux. A chaque seconde perdant un peu de leur vie. »

Si nos deux artistes avouent vivre en permanence avec cette préoccupation de la mort, sous quelle forme la mort rejaillit-elle dans leurs œuvres ? France Borel interprète ainsi les tableaux du peintre :
« L’œil de Bacon dépouille, il met à mort ses modèles avant de les reconstituer avec autorité et de les tatouer de petits cercles apposés sans logique apparente, comme des mires ou l’impact d’une balle - là où il faut viser pour tuer - , ou l’extrémité du canon d’un revolver, ou encore tout autre indice lié au meurtre. Pas un assassinat qui se raconterait comme une histoire policière à sensation, mais un sacrifice, une immolation. »
Le cinéaste, aussi, met à mort ses personnages mais, à autre art, autres mises en scènes : « Comme le remarqua Pam Cook, le héros cronenberguien met en scène ses pulsions de mort, s’efforçant de revenir à ce havre intra-utérin qu’il regrette depuis la naissance. » Faisons donc un petit panorama de ces pulsions de mort dans les films de Cronenberg : Il n’y a pas à proprement parler de héros dans Shivers, le premier long-métrage du cinéaste, donc pas vraiment d’individualité à mettre à mort plus particulièrement. Mais, dès Rabid, Cronenberg pousse Rose, son héroïne, à se suicider, en s’enfermant avec une victime à qui elle venait d’inoculer la rage. Dans The Brood, Frank Carveth finit par tuer sa femme qui, avec les petits monstres qu’elle met au jour, est devenue un danger pour tout son entourage. Scanners, en 1980, s’achève par la lutte à mort entre les deux frères. A la fin de Videodrome, Max Renn, qui a assassiné ses associés se suicide. Pour Pascale Fleuridas, c’est l’issue logique du film : « Le but du processus Vidéodrôme est bien celui d’amener Max du côté de ces images qui d’après les termes de Serge Grünberg sont celles qui viennent du pays des morts. » L’autre personnage très intéressant du film, à ce sujet, est le professeur Brian O’Blivion qui n’est déjà plus de ce monde au début du film, mais qui continue d’exister par de multiples enregistrements vidéo que sa fille fait vivre comme, dans l’ombre, on tire les ficelles de marionnettes. On repense à cette recherche d’un enregistrement de l’apparence qui prévaut dans les portraits de Francis Bacon. Dans The Dead Zone, John Smith signe son arrêt de mort, en ouvrant le feu sur un candidat à la Maison Blanche. A la fin de The Fly, à force d’hybridations malheureuses, Seth Brundle est devenu un être non viable. Il fait donc comprendre à l’amour de sa vie de mettre fin à ses souffrances. Dead Ringers qui, selon un critique de Positif, « pourrait bien être [le film] du soir de l’espèce humaine » , s’achève sur l’overdose d’un des jumeaux. Dans Naked Lunch, William Lee n’en finit plus de tuer sa femme. Dans la scène finale de M.Butterfly, René Callimard se tranche la gorge à l’aide du miroir qui lui servait d’accessoire dans la grande représentation théâtrale qu’il donnait à tous ses codétenus. Tout au long de Crash, James Ballard tente de tuer sa femme, dans l’ultime orgasme d’un accident de voiture. Une scène très marquante est celle où Colin Seagrave reconstitue, sans trucage, sans protection, l’accident mortel qui propulsa James Dean (1931-1955) dans la légende. Pourtant, par rapport au roman éponyme, David Cronenberg ne cherche pas à faire de la surenchère mortuaire. Le livre, lui, s’ouvrait par la mort de Vaughan, alors qu’il ne meure pas dans le film. eXistenZ commence par la fuite d’Allegra Geller, menacée par des tueurs pour son œuvre, et se termine par la folie meurtrière de cette même Allegra. Spider, enfin, est la quête d’un psychotique convaincu que son père a tué sa mère . Au terme de la lente reconstitution mnésique, il s’avère que c’est lui-même, enfant, qui a causé sa mort.

La mort toujours à l’œuvre, donc, dans les films de David Cronenberg. Francis Bacon, lui, nous l’avons déjà dit, ne raconte qu’exceptionnellement des histoires. Mais, parmi les rares tableaux anecdotiques du peintre, il y a les corridas . C’est à la fois la mise en scène de cette lutte carnassière de l’homme avec l’animal et cette idée de jouer avec la mort qui intéressent Francis Bacon dans la corrida. Par ailleurs, c’est aussi un sujet fortement pictural par ses effets de mouvement et par la vivacité des couleurs. La corrida est une iconographie très répandue chez les peintres amateurs. Ça n’est qu’un moment dans la carrière de Francis Bacon.
Il est une autre série d’œuvres, autobiographiques cette fois, qui rapprochent le peintre de cette thématique récurrente du suicide que l’on trouve dans le cinéma de Cronenberg : il s’agit de ce qu’Hugh Davies a appelé les « Triptyques noirs » et que Francis Bacon a composés à la suite du suicide de son amant George Dyer, survenu le 24 octobre 1971, dans l’hôtel parisien où ils logeaient tous les deux, à l’occasion de la grande rétrospective consacrée au peintre au Grand Palais . Ces trois tableaux sont Triptyque - A la mémoire de George Dyer qui, contrairement aux deux suivants, n’est pas peint dans une dominante noire mais mauve, Triptyque, août 1972 et Triptyque, mai-juin 1973 . Lorsqu’elles furent exposées pour la première fois, au Metropolitan Museum of Art, à New York, Francis Bacon, en arrêt devant le dernier de ces triptyques, reconnût : « Pour peu que mon œuvre ait quelque sujet, celle-ci se réfère au suicide d’un ami » .
Qu’en est-il donc de la mise en images de cet événement intime ? Le triptyque de décembre 1971 s’articule comme suit : le panneau gauche représente un être en tenue de boxeur, se convulsant dans un équilibre précaire sur une sorte de poutre courbe traversant le fond mauve. Dans le panneau central, on peut voir un homme debout dans une cage d’escalier, tournant la clé dans la serrure de sa porte. Le panneau de droite est un double portrait en buste de George Dyer, les deux écrans sur lesquels se détachent ces portraits, étant mis en miroir (comme les têtes des cartes à jouer) par cette même poutre courbe que l’on a sur le panneau de gauche, avec aussi le même fond mauve. Du plus bas de ces portraits, s’écoule un filet de sang noir, du crâne de George Dyer.
Le triptyque d’août 1972 présente des corps placés à l’avant de portes n’ouvrant que sur une obscurité insondable. Les panneaux gauche et droit sont semblables : un homme assis sur une chaise, certainement George Dyer à gauche et Bacon à droite. Le panneau central semble représenter deux figures accouplées. Dans tout ce triptyque, les corps sont tronqués et affublés d’une ombre rose, d’aspect liquide, se répandant sur le sol. La critique Lorenza Trucchi la décrit ainsi : « Ici, l’ombre du corps devient vraiment et pour la première fois métaphoriquement l’ombre de la mort : ectoplasme rose, éphémère, prêt à se dissoudre quand le corps, bientôt, ne sera plus que matière inanimée, libérée de la double obsession de vivre et de mourir. »
Le triptyque de mai-juin 1973 reprend le même découpage de la figure dans l’embrasure d’une pièce, qui évoque à Hervé Vanel un photogramme . Par rapport au précédent, la figure est cette fois localisée dans la pièce obscure et non plus sur le pas de la porte. Dans le panneau gauche, on trouve un homme avachi sur la cuvette des toilettes, et, dans celui de droite, le même homme crachant son sang dans un lavabo. « On l’a trouvé [George Dyer] dans les toilettes comme cela, précisera le peintre dix ans plus tard, et il avait vomi dans le lavabo. » Dans le panneau central, se détache de la silhouette de George Dyer une ombre noire, inquiétante, semblable à une chauve-souris, qui vient envahir le premier plan.

Outre ces trois triptyques à la mémoire de George Dyer, la mort apparaît tout de même régulièrement dans les tableaux de Francis Bacon, ne serait-ce que dans ses nombreuses crucifixions. Autre particularité sur ce thème : la série de sept études que Bacon réalisa, au milieu des années cinquante, à partir du masque mortuaire de William Blake (1757-1827), moulé par J.S. Deville en 1823 et exposé à la National Portrait Gallery, à Londres . Pourtant, Francis Bacon ne peignit que peu de portraits de gens qu’il ne connaissait pas personnellement, et encore moins de morts. A David Sylvester qui lui posait la question du narcissisme dans son œuvre, le peintre répondit : « J’ai fait beaucoup d’autoportraits parce qu’autour de moi les gens sont morts comme des mouches et qu’il ne me restait personne d’autre à peindre que moi. »

Ainsi, la mort apparaît différemment dans l’œuvre de Francis Bacon par rapport à celle de David Cronenberg : moins comme ressort tragique ou comme projection personnelle que directement en lien avec le vécu de l’artiste. Pourtant, elle entretient le même rapport à la vie : Michel Leiris considère que les œuvres de Francis Bacon « aident puissamment à sentir ce que, pour un homme sans illusions, est le fait d’exister. » David Cronenberg affirme, lui, que « L’existence est comme un lac gelé qui peut s’ouvrir à chaque instant sous nos pas. »
Cette interrogation sur ce qui caractérise l’existence humaine, sur le sens de cette vie vouée à la mort, est beaucoup plus développée dans le cinéma de Cronenberg que l’on ne peut la trouver dans les tableaux de Francis Bacon. Selon William Beard, « Il n’est probablement pas trop fort d’affirmer que Cronenberg est essentiellement un cinéaste philosophique, un artiste qui à travers ses propres préoccupations mène une enquête sur la nature humaine. » Un artiste philosophique, et tout particulièrement empreint de l’existentialisme hérité de Kierkegaard (1813-1855) et d’Heidegger (1889-1976). L’existentialisme appréhende la vie humaine dans sa dynamique et non pas comme un état figé, au contraire de l’essentialisme d’Hegel (1770-1831). L’existentialisme ramène le vécu au centre de ce qui définit l’individu. On retrouve ces questionnements à certains moments de l’œuvre du cinéaste. Dans The Brood, par exemple, le docteur Raglan considère que les marques et les contusions sur les corps sont les preuves ontologiques de l’existence, au moins en termes névrotiques. La crise identitaire qui clôt Scanners pose elle aussi une question plutôt troublante : est-ce qu’une personnalité peut loger dans un autre corps que le sien ? En investissant le corps de son frère Darryl Revok, Cameron Vale ne va-t-il pas devenir méchant comme lui ? C’est surtout dans The Fly que la problématique est posée en termes philosophiques : l’ordinateur en charge de la télétransportation analyse la matière, le contenant, l’essence, mais il ne peut concevoir l’être, le mystère de la chair, l’existence... Et eXistenZ, bien sûr, affirme haut et fort son propos. Expliquant la phase d’élaboration du scénario, David Cronenberg avoue : « La seule chose que j’avais en tête, c’était le premier plan : le visage d’un homme en train de parler, qui écrivait le mot eXistenZ sur un tableau noir. » Un peu plus loin dans l’entretien, le cinéaste nous dit : « J’ai donné aussi des livres existentialistes à lire à Jennifer [Jason Leigh] et à Jude [Law] parce que ça les intéressait. Ils voulaient voir de quoi était fait le sous-texte de ce script. » David Cronenberg, un cinéaste ouvertement existentialiste. Francis Bacon, à l’inverse, semble mettre en avant l’essence même de l’être. Il nous présente la chair dans une vie suspendue, comme un contenant qui abriterait en lui-même la réalité de l’individu. En termes plastiques, on pourrait dire que dans sa perception de l’être, Francis Bacon privilégie une approche formelle. Les crucifixions, par exemple, ne sont plus une condamnation de la société à l’encontre d’un individu marginal (ce qu’elles étaient historiquement, indépendamment de toute la connotation religieuse que cette typologie a acquise par la suite), elles deviennent le lot commun de toute chair humaine.

C’est par la récurrence de la mort dans leurs œuvres que l’on réalise à quel point nos deux artistes s’interrogent sur le sens de la vie. Mais, sans trop vouloir interpréter ce qu’ils ont voulu nous transmettre, il apparaît quelques divergences dans la réflexion qu’ils mènent, divergences sur lesquelles ils n’ont malheureusement pas eu l’occasion de s’étendre.

D) Esthétique de la laideur

1) Monstration :

Le traitement que Francis Bacon inflige à ses Figures, qu’il s’agisse des portraits proprement dit ou de ses autres tableaux, tend à révulser le spectateur. L’humain y est fortement mis à mal. Comme le rapporte son biographe John Russell à propos de ses portraits : « ils devenaient ce qu’il appelait des monstres - des peintures dans lesquelles l’instinct est intensément brusqué de manière tout à fait inhabituelle : les résultats lui déplaisaient alors un peu moins que de coutume. » Le mot est lancé : ce sont des monstres qui habitent l’œuvre de Francis Bacon et tout le monde s’accorde sur ce point : « Ses tableaux s’installent dans notre mémoire, y restent tapis comme une chose innommable qu’on redoute de regarder, mais qui nous attire irrésistiblement. »
Et, pour ce qui est du cinéma de David Cronenberg, qu’en est-il ? Bien sûr, Serge Grünberg affirme que le cinéaste pratique « l’horreur défigurative » comme on caractérise, en général, la pratique artistique de Francis Bacon. Mais ses Figures ne sont-elles pas plus ouvertement encore des monstres ? Les personnages de Shivers ne sont encore que des zombies, des êtres plus comiques que monstrueux parce que, du fait de l’absence de profondeur psychologique, l’identification du spectateur ne prend pas. Mais, dans Rabid, Rose avoue au docteur Keloïd qu’elle est un monstre. Il y a aussi dans ce film un petit détail très intéressant ; Murray Cypher , donnant le biberon à son bébé, lui commente les dessins animés passant à la télévision : « Tu as vu comme monsieur Patate aime madame Tomate. » On dirait que dès son deuxième long-métrage, David Cronenberg se justifie de la monstruosité de ses personnages en introduisant cette image furtive du monstre à usage enfantin. Le monstre, qui est absent de Fast Company , revient dans The Brood avec ses espèces d’enfants tueurs qui ont un bec de lièvre et pas de nombrils. La scène la plus révulsante du film est celle où l’on découvre comment Nola met au monde ses petits monstres. William Beard revient sur cette séquence :
« Les liens que Cronenberg façonne entre l’irrationnel, le corps et l’instinct animal deviennent évidents avant la fin du film, au moment où Nola donne naissance à l’une des créatures. Elle déchire avec ses dents le sac vert argenté qui dépasse de son ventre, en retire un embryon charnu, étend le placenta sur ses jambes, lèche ensuite le sang qui recouvre la nouvelle créature et finalement la caresse et la berce gentiment sur sa poitrine. C’est une scène [...] qui, objectivement, semble un moment très naturel dans le monde animal : la naissance y est malpropre, viscérale et peut-être apparaît-elle repoussante à l’œil éteint du civilisé, mais elle est absolument essentielle à la vie. »
D’une manière générale, « Les personnages de Cronenberg sont des curieux qui, dans leur quête d’un principe surhumain, [risquent peut-être de] sombrer dans l’épouvantable entropie de l’animalité. » David Cronenberg place ces mots dans la bouche d’Emil Hobbes , un des personnages de Frissons : « L’être humain est au fond un animal qui s’englue dans ses pensées, une créature vraiment trop rationnelle perdue dans son intellect, au détriment de son corps et de ses instincts. » Pour en revenir à la récurrente comparaison avec l’œuvre de Francis Bacon, il n’y a que lorsqu’il met en scène les Érinyes de la tragédie d’Eschyle que le peintre donne à ses monstres un aspect animal. Philippe Sollers en fait cette description de Trois études de personnages au pied d’une crucifixion :
« Regardez-les donc, ces grosses poules hurlantes à long cou, ces bestioles dégoûtantes, à bouches dentées nourries de sang. Bizarrement, elles sont en équilibre mal assuré, sur des tables, des tabourets, des trépieds. Elles sont malades, visqueuses, pythies à bout, n’ayant repris force, semble-t-il, que pour crever. Elles sont terribles, elles sont ridicules. Elles gueulent, mais elles sont prisonnières, inoffensives. »
Le monstre, chez le peintre, est rarement un hybride, son animalité est toute entière contenue dans l’humain.

Pour reprendre le panorama du monstre dans le cinéma de Cronenberg, Cameron Vale, dans Scanners, s’entend dire par le docteur Paul Ruth : « Tu es une déviation de l’humain, c’est dû à un dérèglement des synapses. » William Beard pense qu’il y a une rupture qui s’effectue avec ce film : « La plupart des monstres du film ne sont pas caractérisés par ce déséquilibre entre la rationalité et l’instinct qui a été la marque de fabrique des mutants bizarres et significatifs des premiers longs-métrages de Cronenberg. » Pour le critique canadien, toujours, ces deux films, The Brood et Scanners, développent la métaphore d’une théorie assez surprenante :
« La nature physique de chacun d’entre nous peut être modifiée par la pensée seule ; chacun peut engendrer des monstres sans l’aide de personne ; animé par une force impossible à arrêter qui émane du moi, chacun peut dévorer les autres et se dévorer lui-même. »
Mon propos n’est pas d’infirmer ou de confirmer cette thèse qui n’a rien de scientifique, mais elle me semble caractéristique de notre époque où l’esprit a pris le pas sur le corps, question sur laquelle on reviendra plus loin. Dans Videodrome, en 1982, Max Renn devient un monstre avec cet incongru orifice ventral, puis cette main-pistolet. Dans The Dead Zone, Cronenberg met en scène un mutant qui a développé un étonnant sixième sens de discernement. A un moment du film, la mère de Frank Dodd dit à Johnny qu’il est le diable, qu’il est un monstre, alors qu’en réalité c’est elle et son assassin de fils qui sont monstrueux. Seulement Johnny est différent... Comme le souligne Pierre Véronneau : « dans The Dead Zone, il fait du marginal la norme tandis que c’est parmi ceux qui incarnent la normalité (le politicien, le shérif adjoint, le millionnaire) qu’on retrouve les comportements déviants, monstrueux. » Dans The Fly, le monstre naît de la recombinaison génétique de l’humain avec un organisme de mouche (et surtout du pari scénaristique d’en faire quelque chose de viable).
A partir de Dead Ringers, David Cronenberg fait jouer la monstruosité à un autre niveau : il s’attache désormais à mettre en scène le glissement identitaire. Dead Ringers c’est l’histoire de deux jumeaux qui se perdent l’un dans l’autre parce qu’ils n’arrivent pas à s’ouvrir à une tierce personne. Claire Niveau nous est présentée comme un monstre avec son utérus trifide mais c’est aux jumeaux-gynécologues que l’on doit ce diagnostic fantaisiste. Dans M.Butterfly, on retrouve ce glissement identitaire en la personne de Song Liling qui est indifféremment homme ou femme. C’est dans Spider que ce glissement identitaire se développe avec la plus grande finesse puisque Miranda Richardson interprète à la fois la mère du petit Spider et la prostituée qui prend sa place auprès du père. Puis, vers la fin du film, elle se substitue à Lynn Redgrave dans la peau de cette madame Wilkinson sur laquelle Spider adulte transfère sa psychose. Dans cette seconde partie de carrière donc, le monstre n’est plus aussi évident à l’écran : il devient diffus, il passe par le regard que le spectateur porte sur l’histoire. Restent quand même Naked Lunch où, parmi de nombreuses créatures fantastiques, on peut identifier un monstre en la personne d’Yves Cloquet qui absorbe littéralement le jeune Kiki dans une sorte de cauchemar sexuel ; Crash, où Gabrielle , complètement appareillée, est une sorte de monstre moderne ; et eXistenZ où tous les participants se connectent leur console de jeu dans le bas du dos. Il y a donc une présence constante mais variée du monstre dans le cinéma de Cronenberg.
Tandis que la monstruosité, chez Bacon, est toujours la même : celle de la crudité humaine. Il s’explique ainsi : « J’aimerais que mes tableaux donnent l’impression qu’un homme s’y est faufilé, comme un escargot y laissant une traînée de présence humaine et le souvenir des événements passés comme l’escargot laisse sa traînée de bave. »

En somme, ce qu’il y a de monstrueux, chez le peintre, c’est qu’il met en image ce qu’Antonin Artaud (1896-1948) appelait le « Corps sans Organes », c’est-à-dire un corps désorganisé, à la recherche de lui-même . Le monstre cronenberguien se rapprocherait plus de ce que l’artiste française Orlan (née en 1947) a définit comme un « corps-étalon », c’est-à-dire le moyen dont nous disposons pour s’appréhender soi-même et pour appréhender l’autre. Il faut se rappeler qu’à ses débuts, le cinéma a grandit dans les foires. David Cronenberg perpétue cette tradition du spectacle forain, en se faisant montreur de la bizarrerie humaine. Nos deux artistes utilisent la monstration comme signe . D’ailleurs, Francis Bacon appuie ses Figures monstrueuses de signes de signalisation, de plus en plus fréquents vers la fin de sa carrière, ce que Cronenberg ne reprend jamais, pas même dans l’univers automobile de Crash où il aurait pu tout à loisir citer cette particularité de l’art du peintre.

2) Mutation :

Le monstre a aussi une fonction bien précise dans l’œuvre de nos deux artistes : celle d’être la marque du temps qui passe. Christophe Domino le précise à propos des Figures de Francis Bacon : « Entre monstre et quidam, c’est surtout une créature prise, non dans l’immobilité de la pose et de l’image, mais dans le temps, dans la durée, dans une dimension bien plus essentielle au vivant que sa seule apparence. » Nos deux artistes ont l’ambition de présenter l’humain dans toute sa réalité. Ils ne peuvent donc faire l’économie de la corruptibilité des corps. Le temps d’une vie, ramené à la durée d’un film, ou, pis encore, concentré sur une seule image, « manifestation simultanée de plusieurs états [...] théâtre de diastoles et autres systoles » comme le dit aussi Christophe Domino, donne effectivement un résultat monstrueux mais réaliste. Pascale Fleuridas le rappelle :
« Le corps peut également être envisagé comme organisation de différentes cellules vivantes, à savoir les cellules organiques qui, par définition, sont appelées à évoluer et à mourir. Ainsi l’évolution du corps au cours de l’existence humaine relève, déjà, de quelque chose de l’ordre de la métamorphose. »
Et Francis Bacon reconnaît cet objectif : « L’important c’est toujours de parvenir à saisir ce qui ne cesse de se transformer. » C’est ce qui explique aussi la fréquence avec laquelle David Cronenberg tue ses héros, à la fin de ses films. La métamorphose permanente de l’humain, au cœur de l’art de ces deux cousins que sont Francis Bacon et David Cronenberg. Le critique Jean-Marc Lalanne réduirait cette assertion à la première partie de la carrière du cinéaste, jusqu’à Dead Ringers seulement :
« Son cinéma n’est peuplé que de mutants. Mais jusqu’à une date récente, ces étranges précis de recomposition se concentraient surtout sur l’étape du cocon, cette période de battement où la métamorphose est en cours, où le sujet passe d’un état à un autre. »
Effectivement, c’est toute la préoccupation du premier Cronenberg, jusqu’à ce qu’il mette magistralement en scène la métamorphose dans The Fly, en 1986.
On ne peut pas dire que la métamorphose soit un sujet neuf puisque, dès l’Antiquité, Ovide (43 av JC - 17 ap JC environ) en fait des poèmes restés célèbres (Les Métamorphoses ). Seulement il s’agissait alors d’allers-retour entre le divin et le réel. Il faut attendre Franz Kafka (1883-1924), au début du XXème siècle, pour que la métamorphose soit appréhendée comme une processus irréversible. C’est aussi ainsi que le traite David Cronenberg. Mais, dès le début du livre de Kafka, la métamorphose est achevée, l’écrivain tchèque ne s’intéresse qu’à l’adaptation du sujet à l’environnement, tandis que le cinéaste se passionne pour cette étape de transformation. L’hécatombe des héros est donc due au fait que « les personnages de Cronenberg ne peuvent surmonter le phénomène de leurs évolutions physiologiques. » Le monstre qui nous révulse tant n’est ni plus ni moins qu’un individu en mutation. Les œuvres dont nous traitons ici doivent être perçues comme des miroirs à effet accélérateur.

Seulement, à la différence de Francis Bacon, David Cronenberg ne se contente pas de mettre en image la mutation intime de l’individu, il la double d’une distanciation par rapport à l’évolution de l’humanité. Il confie à Serge Grünberg : « Ce qui est monstrueux à une époque est la normalité de l’époque suivante. C’est même une évolution physique. Physiquement les humains sont des monstres comparés aux hominiens originaux. » C’est ainsi qu’il faut lire cette scène de The Fly, où Seth Brundle range précieusement, dans son armoire à pharmacie, les squames de sa peau partant en lambeaux. « Vous êtes des reliques [...] des vestiges archéologiques [...] des artefacts d’une ère révolue, d’un intérêt purement historique », dit-il. Tout le mérite du cinéaste est de se mettre en recul pour prendre la mesure de cette mutation à laquelle il est partie prenante. Il affirme : « mes médecins et mes savants sont tous des héros. Ils symbolisent ce que tout être humain tente de faire en se brossant les dents. » Selon l’écrivain de science-fiction, Philip K. Dick :
« La mutation la plus spectaculaire qui bouleverse notre univers est sans doute la réification de l’homme, mais cette mutation s’accompagne en même temps d’une humanisation réciproque de l’inanimé par la machine. Nous ne pouvons désormais plus opposer les catégories pures du vivant et de l’inanimé, et cela va devenir notre paradigme. »
Et la place particulière qu’occupe l’objet, dans l’environnement fictif que crée David Cronenberg, serait l’ultime marque d’une époque déjà ancienne, selon Alice Laguardia :
« On relèvera que tous ces objets sont les proies d’un fétichisme assidu : tous, en effet, sont palpés, caressés en permanence, jusqu’aux instruments gynécologiques inventés par Beverly Mantle dans Dead Ringers qu’il transporte avec lui dans les poches de son manteau et aux pods créés par Allegra Geller dans eXistenZ qui ont besoin d’être caressés pour fonctionner et déclencher les hallucinations [...]. L’objet devenu relique est le souvenir d’un âge d’or désormais révolu, et la preuve ambivalente qu’il ne reviendra plus . »
Dans la modernité que David Cronenberg met en scène, « la technologie est un prolongement du corps » , comme il le dit lui-même. C’est ce qu’affirmait déjà le prix Nobel de physique, Werner Heisenberg (1901-1976) : « Dans l’avenir, les nombreux appareils techniques seront peut-être aussi inséparables de l’homme que la coquille, de l’escargot, ou la toile, de l’araignée. » Dans le cinéma de David Cronenberg, cette notion de corps technologique se retrouve dans The Fly, quand, dans une ultime hybridation, Brundlefly se voit enchaîné à son "télépod" (qui, ironie du sort, était conçu à la base pour révolutionner les déplacements), ou dans Crash, dont David Lebreton fait une exégèse passionnante :
« Un amour pouvant aller jusqu’à la destruction de soi, une volonté ambiguë de se fondre au métal jusqu’à l’accident ou au coma, la dislocation des membres ou la mort, tôle et sang mêlés dans une jouissance sans mesure. La chair paraît bien dérisoire dans ce monde de technologies qui nous environne et dans ce discours quasi-millénariste qui nous promet la communication entre les hommes et le bonheur grâce au Net ou au progrès de la médecine ou de la robotique. Mais le corps n’est rien, il ne vaut que d’être transformé par la machine, serait-ce dans l’effraction. Au-delà de la mort il y a l’extase de la machine, la délivrance du corps et la tentation du cyborg.
Toujours selon David Lebreton, « Le corps serait aujourd’hui l’anachronisme d’une humanité grandiose. » Et, effectivement, les progrès de la science sont tels qu’il n’est pas si incongru que David Cronenberg joue avec la nature. Il invente même la parthénogenèse humaine, comme nous l’explique David Harkness :
« Evidemment, le docteur Ruth n’est pas simplement un père symbolique pour Revok et Vale, mais également leur père au sens littéral. Le fait qu’il n’y ait pas de mère physiquement présente dans le film [Scanners] et que le nom du docteur ait une consonance singulièrement androgyne - prénom masculin et nom féminin - laisse entendre que ses fils n’ont pas été maternés du tout, tout comme la progéniture de Nola Carveth n’a pas de père au sens littéral du terme. »
Mais l’aspect le plus intéressant de la mutation humaine telle que nous la présente David Cronenberg est certainement l’influence qu’a l’audiovisuel sur l’individu. Dans Videodrome, le professeur Brian O’Blivion le prophétise : « L’enjeu de notre évolution cérébrale va se dérouler dans l’arène de la vidéo. » L’auteur porte ainsi une réflexion sur son outil, le cinématographe grâce auquel, selon Jean-Louis Schefer, « nous percevons comme une chose notre qualité de mutants historiques, notre qualité d’espèce » Et le cinéma, par nature, célèbre une humanité technologique. Dominique Païni l’affirme, en comparant le septième art à la grande peinture sur verre de Marcel Duchamp (1887-1968) :
« Des échos de cette mécanique se retrouvent dans la conception même du film, incarnés par les aléas du récit, l’organisation de la lumière, la construction intellectuelle. Fréquemment, c’est la présence en abîme de cette dimension mécanique dans son acception célibataire ou picabienne -hypnotique et érotique qui déclenche chez moi, le songe et l’intérêt pour un film, et cela indépendamment de sa valeur ou de son importance réelle. Bielles, engrenages, moyeux dentés, pellicule perforée et fluide, tension du ruban filmique, bruit et battement du passage de la pellicule dans le projecteur : cette description d’un autre grand verre n’est pas un folklore. »
La vidéosphère, qui est devenu notre environnement, ne va pas sans un certain eugénisme, comme nous le rappelle Pierre Véronneau :
« Cette peur de donner naissance à un monstre rejoint les peurs féminines que côtoient les gynécologues quand ils proposent aux femmes amniosynthèses, échographies et autres technologies qui ont pour fonction de confirmer et de rassurer, et annoncent justement le cadre de travail des frères Mantle alors qu’eux précisément cherchent l’exceptionnel, pour ne pas dire le monstrueux. »
David Cronenberg est bien conscient que désormais l’image précède l’existence. Dans The Fly, par exemple, la représentation du corps de Brundle, avant l’accident, n’existe que dans l’écran de l’ordinateur. Comme l’analyse Pascale Fleuridas :
« Placer l’image du corps à l’origine du processus de métamorphose, comme le fait Cronenberg, revient, en quelque sorte, à renverser le système d’influence que peut avoir le corps propre sur son image. Ici, ce n’est plus la métamorphose du corps qui fait évoluer l’image, c’est l’émergence de son image qui permet la transformation du corps. »
Pour David Lebreton, l’influence du cinéma est allé très loin dans l’évolution de nos mœurs contemporaines :
« Les effets spéciaux ne sont plus le privilège du cinéma, ils sont en effet au cœur de la vie quotidienne où règne souvent la volonté de se transformer soi en changeant son corps voire même en l’abandonnant, pour atteindre une sorte de rédemption personnelle. Le design du corps devient une activité prisée. Nos sociétés contemporaines sont aujourd’hui hantées par la volonté de changer le corps, à défaut de changer le monde. Celui-ci se décline alors comme un brouillon à modifier pour lui donner enfin une dignité qui lui manquerait, s’il demeurait tel quel. Ce souci d’un remaniement de la forme corporelle se traduit par une série de pratiques enracinées dans le quotidien : régime alimentaire, fitness, culturisme, transsexualisme, marques corporelles, chirurgie esthétique, etc. - premier soupçon à l’encontre d’un corps insuffisant en tant que tel à assurer une qualité de la présence s’il n’est pas pris en main, complété, transformé, d’une manière ou l’autre [...]. Le bricolage sur soi alimente aussi l’usage des psychotropes pour façonner la tonalité affective du rapport au monde. La méfiance à l’égard du corps, ou plutôt de soi, amène au recours à la molécule censée produire l’état moral souhaité. On prend des produits pour dormir, se réveiller, être en forme, accentuer la mémoire, supprimer l’anxiété, le stress, etc., autant de prothèses chimiques à un corps perçu comme défaillant dans les exigences requises par le monde contemporain. Le corps est un effet spécial réglé artisanalement par l’individu qui n’en dispose pas moins de moyens techniques efficaces et d’usages aisés. »
C’est tout ce que nous raconte un film comme eXistenZ.
En sa qualité de cinéaste, David Cronenberg se préoccupe donc beaucoup de la mutation de l’espèce humaine, qu’il constate. Ses médecins et ses savants sont résolument modernes puisque leur champ d’application est d’orienter l’évolution de l’espèce. Serge Grünberg considère que nous avons atteint un point décisif de l’histoire de l’humanité :
« Nous avons maintenant le contrôle de notre propre évolution, ce qui représente une intellection brillante d’un processus très réel, la compréhension de l’évolution. C’est extrêmement important. Mais je crois qu’aujourd’hui, enfin, nous en avons le contrôle. Nous avons agi sur tous les mécanismes normaux et naturels qui déterminaient ce vers quoi se dirigeait une espèce animale. La façon dont elle allait muter, dont elle allait changer. Nous provoquons donc nos propres mutations sans même en avoir conscience. »
Seulement, dans les films de Cronenberg, les tentatives des savants pour maîtriser l’évolution se transforment toujours en catastrophes. La plupart des films du cinéaste canadien sont des variantes du thème de Frankenstein. C’est une sorte de mise en garde, tout comme celle que nous prononce Isabelle Acuti :
« La perfection est dangereuse, parce que si elle devait être atteinte un jour, ce serait l’avènement de l’ennui et de la mort définitive, une immobilité totale, macabre que l’humanité ne saurait supporter. La présence du monstre, du désordre, du chaos et de l’accident sont, au contraire, vitaux. Ils créent une conscience de la fragilité de la vie qui nous permet de la considérer comme un bien précieux, un trésor inestimable. »
La question que se pose David Cronenberg quand il se penche sur l’évolution de l’espèce humaine est celle-ci, qu’il confie à Serge Grünberg : « L’être que je deviens n’est peut-être pas plus divin ? L’autre n’est peut-être qu’une chose esthétique superficielle ? »

3) Une nouvelle esthétique :

La conséquence logique de cette prise en considération de l’évolution humaine, pour un artiste, est la recherche d’une nouvelle esthétique. David Cronenberg s’exclame, dans Libération :
« C’est justement là que réside notre beauté. Dans notre capacité à croire à des choses que nous avons nous-même fabriquées. Nous sommes les seules créatures à pouvoir faire ça. »
L’art de l’illusion ! En tant que cinéaste, David Cronenberg est aussi un technicien et son esthétique ne se dépareille pas de l’élément scientifique. « Trouver la façon dont ça marche est bien entendu une entreprise désespérée, mais c’est pourtant celle de l’art. Trouver la façon dont ça marche à présent, qui changera peut-être plus tard, puisque même la biologie change constamment » , nous dit Serge Grünberg. Rappelons-nous quand même que David Cronenberg a fait des études scientifiques, avant de se destiner au cinéma :
« Je me souviens de mes cours de biologie à l’université ; ce que j’étudiais était passionnant, mais ce que j’apercevais à travers mon microscope l’était encore plus. Il y avait dans ce que j’observais une esthétique à laquelle mes professeurs n’avaient jamais fait attention. »
Etonnamment, dans Rabid, l’aisselle ensanglantée de la première victime de Rose, vue à la loupe, ressemble aux rares paysages peints par Bacon : Paysage , Dune[s] de sable ou Un bout de terrain vague , qui sont tous à la limite de l’abstrait. C’est bien à une nouvelle esthétique que nous convie le cinéaste, comme il s’en explique auprès de Serge Grünberg :
« Je suis ébahi que devant une très belle femme [...] on puisse être dégoûté par des radios de son corps ou qu’on trouve répugnant de la voir subir une opération [...]. Nous n’avons pas d’esthétique globale du corps humain car nous évitons l’intérieur de nos corps et la compréhension des organes. »
Dans Dead Ringers, David Cronenberg émet cette proposition, par la voix d’un des jumeaux Mantle : « Il devrait y avoir des concours de beauté d’organes pour l’intérieur des corps. » Sur ce point précis, le projet artistique du cinéaste rejoint une particularité de la peinture de Francis Bacon, qui nourrissait une véritable obsession pour l’intérieur de la bouche. Il voulait « peindre les bouches comme Monet peignait les couchers du soleil » . Michel Leiris décrit ainsi les Figures peintes par Francis Bacon : elles « laissent parfois voir leurs dents, stalactites rocheuses dans la caverne de la bouche, l’horreur qui se cache derrière les revêtements les plus somptueux. » Mais on ne retrouve pas cette préoccupation dans le cinéma de Cronenberg, à part peut-être cette petite bizarrerie au début de Shivers : lorsque le docteur Roger St Luc découvre les cadavres du docteur Hobbes et de la jeune fille , la première chose qu’il fait est d’enlever le sparadrap qui recouvre la bouche du docteur et d’examiner l’intérieur de celle-ci (sans que cela ait un quelconque rapport avec le mode de propagation du virus...).
Puisqu’il est question de Shivers, il faut noter que dès ce premier film, David Cronenberg installe sa nouvelle esthétique : malgré l’épidémie, à la fin du film, « les personnages sont alors très beaux. Ils n’ont pas l’air malades ni en mauvais état » , comme il le confie lors d’un entretien. Le choix du gore comme genre est indissociable de cette volonté de créer une nouvelle esthétique. Comme l’exprime Philippe Rouyer : « En reniant les liens habituels entre le corps et l’esprit, le gore favorise l’instauration d’un ordre anatomique nouveau. » Pour reprendre une très belle phrase du poète Rainer Maria Rilke (1875-1926), que Cronenberg aurait certainement faite sienne : « La beauté est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter. » Pourtant, le gore ne nous apparaît pas comme un art d’une grande beauté. C’est que, comme nous l’explique Alain Charreyre-Méjan, « La laideur est étymologiquement liée à la déformation, en particulier à ce qui est de l’ordre de la décrépitude dans le temps en général. Laedere : blesser, faire subir l’injuria du temps. » David Cronenberg tente de renverser les codes esthétiques établis. C’est à l’artiste et à lui seul de définir ce qui est beau :
« On dit que le laid n’est jamais matière pour l’art et que l’art est une représentation du beau. Mais tout ce qui vit est art, il n’est rien dans la nature qui ne puisse être de l’art. Plus le sens moral et esthétique du poète est développé, plus son impression est forte, plus il voit le laid vivant et vrai devant son imagination. Il ne pense donc pas à l’escamoter, et encore moins à l’embellir. Il le met au contraire en évidence et le reproduit avec ses propres couleurs. »
Tout comme le Charles Baudelaire (1821-1867) critique d’art, inventait la modernité en art, en s’écriant devant les tableaux de ses contemporains : « Combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottines vernies », David Cronenberg part de ses constatations sur l’évolution de l’espèce humaine pour développer le projet d’une nouvelle esthétique.

Bien sûr, Francis Bacon et David Cronenberg ont en commun une esthétique des corps cruentés et ils n’hésitent pas à ériger la monstruosité en art. Seulement, quand le peintre ne se préoccupe que de dresser le portrait d’un individu pris séparément, même s’il intègre le processus temporel dans son rendu, le cinéaste, lui, prend en considération l’évolution à l’œuvre dans l’espèce humaine. Encore une fois, la modernité de David Cronenberg n’est plus celle de Francis Bacon, et la nouvelle esthétique que projette le cinéaste va donc bien plus loin que celle du peintre.

E) La démystification de la chair

1) Papes et Crucifixions :

« Et quelle bête informe, son heure enfin revenue / Se traîne vers Bethléem pour y voir le jour ? » Ces vers du poète irlandais William Yeats (1865-1939) sont cités par Christophe Domino, pour illustrer une toile de Francis Bacon. Serait-ce à dire que l’on pourrait trouver une sorte de messianisme dans l’œuvre du peintre ?
Gilles Ringuet souligne que « Les teintes sont comme soutenues dans leurs débordements par des tracés ovales qui se surimposent à elles, et qui rappellent la symbolique ancienne de la mandorle. » La mandorle est ce nimbe lumineux en forme d’amande qui entoure le Christ en gloire, dans les représentations médiévales principalement. Il semblerait que Francis Bacon traîne certaines conventions héritées de toute l’histoire de la peinture (qui a été surtout religieuse), comme cette prédilection pour le triptyque qui reste une invention formelle de l’art sacré. C’est que, comme il le confie à Pierre Descargues, « l’image irrationnelle est plus efficace que l’image rationnelle » .
En tout cas, la religion catholique est très présente dans l’iconographie baconienne. Le premier exemple en est cette passion pour le portrait du pape Innocent X peint par Vélasquez (1599-1660). On ne dénombre pas moins de quarante-cinq variations, par Francis Bacon, de cet « adulte langé » , comme l’appelle John Russell. Francis Bacon confie à David Sylvester :
« Je pense que c’est l’un des plus beaux portraits qui aient jamais été faits ; et j’ai fini par en être obsédé. J’achète livre sur livre dont l’illustration comporte ce pape de Vélasquez, car il me hante et m’ouvre à toutes sortes d’impressions et même, allais-je dire, de domaines de l’imagination. »
A ce portrait d’Innocent X par Vélasquez vient se mêler la réminiscence d’une photo du pape Pie XII dans sa sedia gestatoria (chaise à porteurs), photographie que l’on a retrouvée parmi d’autres dans son atelier. Ainsi, Francis Bacon reprend le thème du portrait papal et « le fait griller » , selon ses propres termes, pour atteindre un seuil d’expression comparable. On pourrait aussi dire que Francis Bacon le fait « griller » comme on grillait les martyrs de la première Église, dont le pape se doit d’être le continuateur.

François Malbreil écrit que « Les papes de Bacon semblent en proie à la souffrance la plus grande et rejoignent, d’une manière détournée, la symbolique du Christ martyr. » Cependant, le propos de Francis Bacon n’est pas vraiment de faire de la peinture hagiographique. Seule l’expressivité du sujet l’intéresse. Voici l’extrait d’un texte de Jacques Prévert (1900-1977) qui me semble très proche de l’esprit avec lequel le peintre reprend l’Innocent X de Vélasquez :
« Le catholique pratiquant lorsqu’il se rend au cinématographe parlant pour voir documentairement le vrai visage du Vatican... c’est pour ça qu’il fait une drôle de tête le catholique pratiquant / Ce qu’il imaginait ce n’était pas cet ecclésiastique blême... mais un pape... un homme de nuages... une sorte de secrétaire de dieu avec des anges pour lui tenir la queue... mais cette grande photographie plate qui remue la bouche en latin / cette grande tête avec toutes les marques de la déformation professionnelle [...] mais sur l’écran le pape s’en va / en retroussant ses jupons blancs... le film du Saint-Père est terminé / voici d’autres actualités / des militaires italiens bombardent un village abyssin / le catholique pratiquant sent ses larmes se tarir brusquement [...] devant les images de la mort la joie de vivre le saisit / il voit là-haut dans le ciel tous les frères en Jésus-Christ / tous ses frères en Mussolini / les archanges des saints abattoirs. »

L’autre grand exemple d’une reprise de l’iconographie catholique dans la peinture de Francis Bacon réside dans ses nombreuses Crucifixion[s]. La plus ancienne toile conservée du peintre est déjà une Crucifixion . Et, c’est avec Trois études de figures au pied d’une crucifixion que débute véritablement sa carrière de peintre, en 1944. La Crucifixion sera ensuite un thème récurrent tout le reste de sa vie. Son critique et ami Michel Leiris affirme : « Les Crucifixions [...] n’ont iconographiquement rien à voir avec la mort du Christ mais se développent en triptyques comme pour un cérémonial édifiant dont serait gardée l’ordonnance à défaut du contenu. » D’ailleurs, il s’agit bien souvent de Crucifixions à l’envers, le corps éventré rampant vers le bas au lieu de s’élever triomphant vers le ciel. A propos du triptyque Trois études pour une crucifixion, Philippe Sollers écrit : « Bacon, soudain, voit un Christ de Cimabue comme un gros ver blanc coulant vers le bas. Ça ne tient plus, ça s’effondre, ça dégouline, quelque chose d’inouï tremble au pied de la croix. » Francis Bacon a reconnu, pour ce triptyque, s’être inspiré d’une reproduction du Christ de Cimabue (documenté de 1272 à 1302).
Pour Lorenza Trucchi, « Ses nombreuses crucifixions ne sont le symbole ni d’une rédemption ni d’une foi mais l’éternel memento d’un risque que nous courons tous. » Milan Kundera écrit lui : « Même le grand sujet de la Crucifixion qui, jadis, concentrait toute l’éthique, toute la religion, voire toute l’histoire de l’Occident, se transforme chez Bacon en un simple scandale physiologique. » La Crucifixion n’est plus, chez Bacon, que la représentation païenne d’une carcasse suspendue. Gilles Ringuet en fait cette description : « Les membres sont écartés, et le corps est accroché comme le serait celui d’un bœuf dans un abattoir, tenu par des crochets, dans ce lieu où le tueur, le dépouilleur, le dépeceur, accomplissent, avec un art infini, l’alchimie vie-mort-vie, en transformant le cadavre de l’animal en cette entité indéfinie qu’est la viande, substance nourricière. » En somme, c’est le caractère profondément carnassier de l’être humain que le peintre rappelle ici : on se nourrit principalement de la viande d’un autre organisme. On pourrait presque penser que Bacon dénonce le cannibalisme hebdomadaire de l’Eucharistie. En tout cas, les Crucifixions de Francis Bacon sont plus proches d’une toile comme Le Bœuf écorché de Rembrandt (1606-1669) que des crucifixions traditionnelles de la peinture sacrée. Je pense qu’il faut appréhender le thème de la Crucifixion chez Francis Bacon dans une logique exclusivement formelle. Le peintre a toujours associé le tableau au corps humain et le châssis serait l’équivalent de la carcasse, la peinture cette chair dégoulinante. Peut-être Francis Bacon a-t-il eu vent des théories suprématistes du russe Kasimir Malevitch (1878-1935) qui considérait qu’il fallait cesser de crucifier des peintures au mur ?

Enfin, c’est ainsi que Michèle Monjauze appréhende toutes les toiles de Francis Bacon : « la chair crucifiée au fil de l’œuvre afin d’être fixée à un support instable » Gilles Ringuet pense aussi que « Pour lui, la Crucifixion c’est une armature magnifique à laquelle on peut accrocher toutes sortes de sentiments et de sensations. » On retrouve d’ailleurs quelque chose de la crucifixion dans plusieurs autres toiles de Francis Bacon : « Il cloue ses figures dans le tableau » , comme nous l’apprend France Borel. En effet, à défaut de clous, le peintre dessine parfois dans son tableau quelques objets pointus qui ont cette fonction. Gilles Ringuet l’affirme : « Sur certaines de ses toiles, une épingle de sûreté ou une flèche n’ont aucune fonction rationnelle mais enrichissent l’atmosphère de la toile. Il a besoin de ces visual rivets (rivets visuels) pour arrêter l’image. » Par rapport à sa série de Figure[s] couchée[s] avec seringue hypodermique , Francis Bacon avoue à David Sylvester :
« C’était une façon de clouer l’image plus fortement dans la réalité ou l’apparence. Je ne mets pas la seringue à cause de la drogue qu’elle injecte, mais parce que c’est moins stupide que de mettre un clou dans le bras, ce qui serait encore plus mélodramatique. Je mets la seringue parce que je veux que la chair soit clouée sur le lit. »
Voulant dans un premier temps conférer le mouvement à sa peinture, il a ensuite besoin d’un subterfuge pour fixer l’image. Francis Bacon est un être de contrastes. Dans les années soixante-dix, lorsqu’il abandonne les écrans ou autres miroirs qui avaient comme fonction de mettre en abîme ses portraits, il commence à représenter des photographies de ses modèles, punaisées sur les murs, comme dans le triptyque Trois portraits : portrait posthume de George Dyer, autoportrait, portrait de Lucian Freud , où se crée, par ces photographies, un écho du panneau central dans le panneau de gauche et un écho du panneau de gauche dans celui de droite.
Que ce soient ses Pape[s] ou ses Crucifixion[s], l’iconographie en usage chez Bacon n’est religieuse que parce qu’historiquement la peinture est un art sacré. S’il ne s’agissait du châssis de la toile, le Crucifixion n’intéresserait en rien Francis Bacon.

2) L’Incarnation :

Le cinéma de David Cronenberg n’est pas dénué d’un certain mysticisme. Bien sûr, on est plutôt d’accord avec cette sentence qu’il formule à Serge Grünberg, « Le corps reste un mystère » , malgré les progrès de la science. Toutefois, il faut reconnaître que David Cronenberg a une légère propension à célébrer ce mystère.
C’est avec Scanners, en 1980, que le cinéaste canadien commence à insérer certains éléments issus de la religion. Déjà, le troisième œil que Darryl Revok se fait, en se forant le front, évoque une particularité de l’Hindouisme. Cronenberg se sert de cette métaphore pour faire comprendre ce pouvoir supplémentaire de divination qu’ont les scanners sur les humains normaux. Avec ce film, il met aussi en image cette théorie religieuse de la métempsycose, qui est la transmigration des âmes d’un corps à un autre. La scène finale de Scanners est résolument mystique. C’est du moins telle que nous la décrit William Beard : « le duel majestueux qui l’oppose à Revok, avec son image christique finale de puissance et de transcendance (les bras de Vale sont en croix, des langues de feu sortent de ses paumes ouvertes, son torse est enserré par les flammes et son visage sanglant exprime la sérénité d’un dieu). »
Le film suivant, Videodrome, traite de martyrs, torturés et assassinés dans une pièce rouge, dont le sol est constitué d’un gril et dont les murs sont en argile trempé et électrifié. On ne sait pas bien pour quelle cause ont lieu ces martyres, mais on sait qu’au moins deux personnages du film s’y prêtent de bon cœur : Nicki Brand et Brian O’Blivion. Puis le film bascule à un moment dans le culte de la Nouvelle Chair, sans que l’on ne sache ni à quoi cela correspond vraiment, ni si cela a un lien avec les martyrs précédents. Pascale Fleuridas considère que David Cronenberg veut « changer les rapports qui existent entre le visible et l’invisible. »
Selon Serge Grünberg, The Fly met en scène « une créature mi-homme mi-insecte, à l’image de ces divinités antiques et/ou archaïques qui symbolisent la vie quasi-animale des êtres qui ont précédé l’organisation de l’univers par le logos. » Sans aller jusqu’à l’exégèse du film, il faut préciser que David Cronenberg ne se cache pas d’y avoir mis une pincée de mysticisme. La téléportation (c’est-à-dire la désintégration d’un organisme puis la recombinaison moléculaire en un autre endroit) y est jugée purificatrice par Seth Brundle, son inventeur. Il déclame ainsi, à sa compagne, cet obscur sermon :
« Tu as peur de plonger dans le bain de plasma. Tu as peur d’être détruite et recrée. Je parie que tu es sûre que tu m’as révélé aux plaisirs de la chair. Mais la société ne peut donner qu’une vue étroite de ce que peut être la chair. Tu ne peux pénétrer au-delà de cette maladie qu’est la peur de la chair. Bois jusqu’au bout ou ne goûte pas à la source du plasma. Et je ne parle pas de sexe ou de pénétration, je parle de pénétration au-delà du voile qu’est la chair. La pénétration, c’est le grand plongeon au fond du bain de plasma. »
On en revient donc à ce mystère absolu qu’est la chair. C’est aussi l’analyse qu’en fait Serge Grünberg : « La monstrueuse mutation de Seth Brundle ; bien que très organiquement documentée, nous est en quelque sorte donnée comme une aberration informatique, le faux pas d’une intelligence artificielle devant le mystère de la chair. » C’est dans cette continuité que David Cronenberg met en scène l’opération chirurgicale dans Dead Ringers. Peter Morris l’explique :
« Parmi les inventions du film, il y a les robes écarlates que porte l’équipe chirurgicale des jumeaux, dans la salle d’opération, comme des robes ecclésiastiques. Cronenberg voulait que les docteurs aient l’air de prêtres et de cardinaux, en hommage aux mystères de leurs rituels. »
François Angelier, sur France culture, met cette scène en lien avec le mysticisme de Videodrome : « L’opération est vécue comme une sorte de grande messe rouge puisque Jeremy Irons est habillé comme un prêtre, il est masqué, il célèbre une espèce de culte qui et peut-être le culte de la Nouvelle Chair. » Ensuite, ce mysticisme charnel disparaît des films de Cronenberg. Il n’y revient pas même dans Crash, dont le thème s’y prêtait pourtant. Le dernier exemple d’une symbolique religieuse est dans eXistenZ, présenté comme un combat entre la secte des néo-réalistes et Allegra Geller, le gourou des jeux virtuels. Reste que David Cronenberg est parfaitement conscient de la fonction cathartique de son cinéma-spectacle et que sa période que l’on pourrait taxer de mystique (le début des années quatre-vingt) est aussi celle où il a le plus utilisé l’image cathartique des flammes purificatrices (très présentes dans Scanners, Dead Zone et Videodrome).

Ainsi, la symbolique religieuse, si elle apparaît dans le cinéma de David Cronenberg, tend vite à se focaliser sur le mystère de la chair. En cela, David Cronenberg n’est pas très éloigné des Crucifixions de Francis Bacon. Lorsque Serge Grünberg demande à David Cronenberg ce qu’il pense de la figure du Messie, celui-ci répond :
« Nous désirons ardemment que le Christ soit réel, soit un être humain de chair [...] car si le Christ n’est qu’une métaphore, une abstraction, notre rapport à lui devient également abstrait et ne peut avoir la force, la force incroyable d’un être humain qui touche un autre être humain. C’est le rapport le plus fort que nous puissions connaître : la présence physique de l’un à l’autre, des êtres humains. »
En somme, le mysticisme de Cronenberg se résume dans le dogme de l’Incarnation. Il traque dans la chair cette présence qui l’habite. Dans Libération, on peut lire que le cinéma de David Cronenberg est « incarné [...] comme on le dit d’un ongle [...] fouillant les chairs là où ça fait mal, au plus profond de nos cicatrices. » Tout comme Francis Bacon, Cronenberg essaie de saisir ce qui caractérise cette présence. Il confie sur France Inter : « Pour moi, le corps a une pensée qui lui est propre. » Peter Morris nous apprend ceci sur l’une des figures de Shivers : « Le personnage d’Emil Hobbes a été perçu comme un descendant du philosophe du XVIIème siècle, Thomas Hobbes, qui avait insisté sur la primauté de la nature physique de l’humanité sur le monde de l’esprit. » Et, au tournant du millénaire, le préjugé de l’âme dictant le corps reste encore à déconstruire, peut-être plus que jamais.
Si l’on veut considérer Francis Bacon et David Cronenberg comme des missionnaires, ce serait plus de ce côté-là que se rangerait leur vocation apostolique. Tous deux remontent à la base du judéo-christianisme et remettent en cause cette phrase d’où découlent toutes les saintes écritures : « Au commencement était le Verbe ». Dans un entretien avec Francis Bacon, Michael Peppiatt suggère : « Le verbe suscite l’image » et en effet, que sort-il de ces bouches hurlantes, habitant les peintures de Bacon : des images désordonnées et surtout pas des discours. André Labarthe reprend une phrase de Cronenberg pour intituler son documentaire : « I have to make the word be flesh », c’est-à-dire : « Je dois donner corps au verbe ». Le principe même de l’Incarnation. Cela a été tout le challenge de l’aspirant écrivain, devenu metteur en scène de réputation internationale. Il s’en explique à Serge Grünberg :
« Comment faire une métaphore au cinéma ? J’ai compris que c’est la création d’une imagerie, d’une imagerie monstrueuse ; c’est ainsi que ce que vous appelez les idées pures est invisible au cinéma. Il n’y a rien à filmer. C’est une chose qu’on peut faire en littérature, mais à l’écran, il fut emprunter un autre chemin. Il faut que je transforme le mot en chair et qu’ensuite, je filme la chair car je ne peux filmer le mot. »
En effet, dans Videodrome, ce slogan creux de « Longue vie à la Nouvelle Chair » ne prend pas, il reste à un stade caricatural car il ne prend pas corps dans le film, il ne se "réalise" pas. Pascale Fleuridas nous l’affirme : « Cronenberg ne représente pas ce qu’est la non-chair. Le film prend fin alors que devrait apparaître sur l’écran la forme de l’existence désincarnée. » Y a-t-il une vie pour le personnage après le générique final ?
Le déséquilibre de la volonté par rapport au corps vient bien plus tard trouver son complément, chez Cronenberg, avec Spider, son dernier film en date. Le quotidien Libération en fait cette analyse très pertinente : « Cronenberg a inventé pour ce film la notion de corps off. » De même, par exemple, que dans Videodrome, le professeur Brian O’Blivion était une sorte de voix off puisque n’ayant plus de corps que dans la rémanence d’un champ magnétique vidéo, de même dans une bonne partie du film Spider, le corps du Spider adulte n’est là que comme le marqueur d’une absence mentale du petit Spider, aussi présent à l’écran (au risque d’un paradoxe spatio-temporel comme on dit dans les scénarios de science-fiction). Spider existe en tant que personne, mais, aliéné mentalement, il est à peine plus viable que la Nouvelle Chair promise dans Videodrome. Le corps et l’esprit sont indissociables, c’est le rappel de l’Incarnation selon David Cronenberg, la chair et le verbe... William Beard voit dans Videodrome l’expression de cette question : « Au moment où le corps (Nicki) et l’esprit (Bianca) se totalisent dans un nouveau mode d’existence, l’unification des contraires [...] ne représente rien de moins que la solution à la dichotomie primaire entre le corps et l’esprit présente dans tous les films antérieurs de Cronenberg - mais cette solution pourrait n’être toutefois que la mort. »
Pour ce qui est de cette dichotomie entre la chair et le verbe, la peinture de Francis Bacon, elle, reste délibérément muette, jusque dans sa titralogie. Sarah Kofman considère que « L’art consiste précisément à soustraire les mots aux choses, à ôter aux êtres la parole pour seulement les figurer, les rendre visibles et par là même innommables. » Ce qui permet à Alain Chareyre-Méjan de conclure : « La modernité de Bacon est liée au fait que ce n’est plus la parole qui fait chez lui autorité, la parole divine, politique, scientifique : c’est la présence [...]. Peindre est l’acte non métaphysique par excellence. »

A propos des artistes dont elle nous entretient (parmi lesquels Francis Bacon), Isabelle Acuti nous dit ceci :
« L’artiste est Homme avant tout, imparfait, obscur, obsédé et souvent obscène. Nous sommes loin de l’Immaculée Conception, de cet enfant né de l’invisible. Chaque œuvre citée s’adresse avant tout à nos sens, à ce qui est de l’ordre du réel, du concret, même si elle fait appel à notre capacité intellectuelle de conceptualiser. Elle s’inscrit dans notre réalité, dans le domaine du visible, dans un espace et dans une époque sans cesse en évolution. Certains artistes tentent de s’approcher de cette conception immaculée, par la recherche de la pureté, du minimalisme, de l’abstraction ou de la conceptualisation. Ils sont ces fervents acteurs de l’esprit sain en quête de Perfection. Mais peut-être est-ce cela, renier les origines de l’art. Sa fonction primordiale ne serait-elle pas de s’adresser aux sens comme au sens par le biais d’une image interrogeante, excitante, monstrueusement humaine. A l’opposé de cette Immaculée Conception qui reste une belle histoire, hymne à la naïveté, il y a le corps qui souffre, la naissance dans la douleur et le sang, la bile et la morve, les vomissures, la merde et la salive, le crachat, la cire. »
Gilles Deleuze l’affirme globalement : « La peinture ancienne était encore conditionnée par certaines possibilités religieuses qui donnaient un sens pictural à la figuration, tandis que la peinture moderne est un jeu athée. » Et, effectivement, la peinture de Francis Bacon est « une tragédie projetée dans un univers non religieux » , comme le formule Gaëtan Picon. Pour Lorenza Trucchi :
« Les personnages de Bacon, presqu’abîmés dans l’organique, consument une existence instinctuelle, sans qu’aucune sollicitation métaphysique ne les effleure jamais [...]. On dirait parfois que l’homme de Bacon retourne volontairement à une sorte de primitivité animale pour se venger de millénaires d’expériences métaphysiques qui n’ont pas toujours su apaiser ses craintes ontologiques. »
Pour ce qui est du cinéma de David Cronenberg, Hugues Ghenassia le synthétise ainsi :
« La quête [du héros cronenberguien] est toujours la fable d’une impossible et pathétique volonté de dépassement de soi - humain trop humain - sur un plan biologique, qui masque en réalité un désir d’éternité [...]. Comme si la volonté de puissance mégalo-nietzschéenne de ses héros mélancoliques (concrètement à l’œuvre aujourd’hui dans les biotechnologies) n’était qu’une sourde aspiration de l’homme à consacrer sa propre disparition. »
David Lebreton pense que « Le corps serait aujourd’hui l’anachronisme d’une humanité grandiose. » Pour Francis Bacon, par contre, le corps n’est pas escamotable. Michel Leiris l’affirme : « La peinture se propose directement de dégager les présences sous la représentation. » Et il considère que l’art de Francis Bacon atteint l’objectif fixé :
« Comme si elle avait sa vie à elle et constituait une réalité neuve au lieu de n’être qu’un simulacre, une allusion indirecte ou bien un arrangement dûment équilibré (sans plus de tranchant qu’une pure ornementation), ce qui, dans une toile de Francis Bacon, quels que soient les éléments mis en œuvre et même quand son thème la situe sur le plan du mythe plutôt que sur celui du quotidien, est appréhendé sur-le-champ et s’impose sans le moindre détour, indépendamment de tout jugement d’adhésion ou de refus, c’est, étrangère à quoi que ce soit qui de près ou de loin relèverait d’une théologie, l’espèce de présence réelle à laquelle atteignent les figures qui animent de pareilles œuvres. »
Jean Clair, lui, formule le diagnostic suivant, sur les toiles de Francis Bacon :
« Elles posent des questions existentielles auxquelles l’art a toujours su déroger, elles interrogent l’intégrité de l’identité, une question déplaisante, car sans réponse, une énigme. Ces œuvres reconnaissent la faillibilité de la Raison et de la Science, mais elles évitent l’écueil qui est de proposer une alternative qui peut être mystique ou je ne sais quoi encore. Elles n’apportent pas de solution en soi. »

Ainsi, on peut évacuer toute ambiguïté dans l’œuvre de Francis Bacon : l’iconographie catholique n’est présente que comme une réminiscence formelle de l’histoire de la peinture. Michel Leiris définit « L’art comme le conçoit Francis Bacon [:] un art démystifié, purgé qu’il est de tout halo religieux comme de toute dimension morale. » Francis Bacon ne croit pas en Dieu, il croit à l’existence d’« un chaos très profondément organisé ». Quant à David Cronenberg, il est considéré par Serge Grünberg comme un « artiste athée militant » . Le cinéaste confie à ce dernier : « Nous aimerions que tout fût stable, qu’il y ait un absolu, mais nous devons l’inventer parce que ça n’existe pas. Il n’y a pas d’absolu. » Lors d’un autre entretien, David Cronenberg revient sur un détail d’eXistenZ pour évacuer tout quiproquos :
« Lorsque je montre Allegra et ses disciples en train d’expérimenter eXistenZ sur l’estrade de l’église ; il y a douze personnages comme dans la Bible... En fait, au départ ils devaient être seize et on s’est aperçu que c’était mieux avec douze. Mais ça n’a jamais été mon intention, l’imagerie chrétienne n’est pas quelque chose qui fait partie de mon éducation. »

Il ne fait aucun doute que le propos de nos deux artistes est de démystifier la chair. Mettre en image le dogme de l’Incarnation pour démontrer à quel point il est creux. Tout du moins, c’est ainsi que l’on peut comprendre autant les Crucifixion[s] de Francis Bacon qu’un film comme Videodrome de David Cronenberg. L’ironie du sort, par rapport à ce dernier, est que l’irradiation cathodique s’est faite le vecteur du mysticisme : dans l’Amérique du Nord, un nouveau phénomène s’est développé, celui des télévangélistes, ces prédicateurs charismatiques qui transmettent la voix divine par voie hertzienne.

Conclusion

Du fait d’une certaine forme de montage pratiqué par Francis Bacon dans ses séries ou ses triptyques (un montage proche du montage cinématographique), du fait de l’importance de la temporalité dans sa peinture, il est tentant de faire des liens entre Francis Bacon et certains cinéastes. Son esthétique des corps cruentés le rapproche plus particulièrement des cinéastes du gore, genre auquel se rattache David Cronenberg dans une première partie de sa carrière. On peut en effet trouver que, tout comme Francis Bacon, David Cronenberg met en scène l’horreur invisible parce qu’intérieure, et qu’il traque le cri de la Figure, la contraignant toujours plus à l’intérieur du cadre. On peut aussi trouver que le thème du double, présent dans le cinéma de Cronenberg, renvoie au rapport physique que Bacon entretient avec ses tableaux ou à l’effet miroir que leur confère, pour le spectateur, le sous-verre dont ils sont parés. Ce qui est sûr, c’est que tous les deux cherchent à réaliser des œuvres qui ne s’adresseraient « plus à la raison mais directement au système nerveux » . Par contre, pour ce qui est du thème du corps mis à mal, qui sur un plan iconographique reste leur principal point commun, on se rend compte que les questionnements soulevés dans ces œuvres ne sont pas identiques. Francis Bacon étale la chair humaine pour rappeler le caractère carnassier de l’individu, quand David Cronenberg s’interroge sur une forme virale de violence, à l’œuvre dans notre société. Et les monstres de Francis Bacon ont pour fonction de détourner la typologie de la peinture sacrée, tandis que Cronenberg met en scène la mutation technologique de l’humanité. Ainsi, il faut nuancer ce rapprochement que nous proposent Serge Grünberg, Véronique Bouruet-Aubertot, Réjane Hamus et Pascale Fleuridas .

Ces deux autodidactes en sont donc venus à développer les mêmes thèmes dans leurs œuvres et ont réussi à imposer une esthétique semblable. S’il est vrai que l’on peut, grâce au support vidéo et à l’arrêt sur image, isoler quelques plans étonnamment proches de certaines toiles de Francis Bacon, il faut garder à l’esprit que le photogramme ne peut pas avoir la même fonction que le tableau. Ce que Pascal Bonitzer appelle le « plan-tableau » se sert de la valeur culturelle de la peinture comme signifiant et l’insère dans une démonstration linéaire qui lui est complètement étrangère, structurellement étrangère. L’arrêt sur image est un artifice de cinéphiles et le plan ne peut se suffire en lui-même : il convoque toujours des éléments (décors ou personnages) qui l’ont précédé ou qui vont suivre. Le plan fixe d’ensemble est l’exception au cinéma et, même lorsque c’est le cas, il reste connoté par la musique qui l’accompagne et par l’attente du spectateur par rapport à l’histoire. Cinéma et peinture, même s’ils sont les plus prisés des arts de l’image plane, restent structurellement très différents : le cinéma ne perd jamais de vue le point de mire terminal auquel il nous conduit, tandis que la peinture s’ouvre à un miroitement conjectural infini. Il faut s’interroger sur la valeur culturelle acquise par la peinture, relativement à d’autres formes d’expression artistiques. Il y a une sorte de prédominance de la peinture. Déjà, dans l’histoire, le vitrail, la mosaïque ou la tapisserie, qui étaient des arts indépendants (l’artiste composant son œuvre du début à la fin) se sont vus petit à petit soumis à la "grande peinture", les peintres fournissant sur carton leurs compositions qui étaient alors adaptées, surtout à partir de la Renaissance italienne. Aujourd’hui, il semblerait que des arts populaires comme la photographie, le cinéma ou la bande dessinée recherchent auprès de la peinture une légitimité artistique. Jean Renoir (1894-1979) disait, en parlant de la présence de la peinture de son père, Auguste Renoir (1841-1919), dans son film Le Déjeuner sur l’herbe (1959) : « Remarquez qu’il vaut mieux penser à un homme qui a fait de la peinture quand on fait un film, que de penser à quelqu’un qui, par exemple, aurait fait de la quincaillerie. » Pourtant, David Cronenberg ne recherche pas cette reconnaissance par l’analogie avec la peinture. Son panthéon à lui reste celui de la littérature. Il confiait ces dernières années : « Je suis un peu comme Bergman qui, jusqu’à l’âge de 45 ans, était persuadé qu’il avait échoué en tant qu’artiste parce qu’il faisait du cinéma et non des romans. »

On n’existe jamais vraiment dans l’absolu, tout être n’existe que par rapport à d’autres êtres qu’il côtoie, il n’a d’existence propre que dans l’identification ou la démarcation. Ce qui explique que, pour un cinéaste à l’œuvre aussi personnelle que David Cronenberg, on ne puisse pourtant s’empêcher de vouloir le rapprocher de tel ou tel autre. Malgré tout ce qu’il transmet de ses obsessions dans ses films, David Cronenberg n’existe pas par lui-même, la confrontation à l’autre est toujours nécessaire, comme le prouve cette récurrente comparaison au peintre Francis Bacon. La culture d’une époque est un ensemble et ne peut être imputable à telle ou telle individualité (pour ne pas dire star). Des influences existent à des niveaux conscients et inconscients, indémêlables mais qui stimulent l’esprit créatif de chacun. C’est d’ailleurs, dans Videodrome, le propos de la Mission Cathodique qui s’attache à « réintégrer les gens dans la table de mixage du monde ». Et, en soi, de quoi est fait David Cronenberg ? Tout être n’est-il pas un conglomérat d’humanité, le produit de la rencontre de ses deux parents, produit d’un milieu social, d’une culture, d’une époque ? Francis Bacon est une facette de cette complexe alchimie. David Cronenberg le sait bien, lui qui au fur et à mesure de sa carrière a délaissé peu à peu les films trop personnels pour mêler son univers à celui d’autres artistes, multipliant les adaptations littéraires (ou plutôt faudrait-il dire les interprétations littéraires). Il déclarait récemment que, pour une adaptation à l’écran, « on mélange son sang ou son système nerveux avec quelqu’un qui a écrit une pièce ou un livre » .
Le cinéma est un art d’équipe. Lorsque l’on dit "les films de David Cronenberg", c’est un raccourci un peu facile qui néglige la part artistique d’un Peter Suschitzky (photographe sur Dead Ringers, Naked Lunch, M.Butterfly, Crash, et eXistenZ), par exemple, ou d’un Howard Shore (musique de The Brood, Scanners, Videodrome, The Fly, Dead Ringers, Naked Lunch, M.Butterfly, Crash, et d’eXistenZ), d’un Jeremy Irons (rôle principal de Dead Ringers et de M.Butterfly), d’un Chris Walas (effets spéciaux de The Fly et de Naked Lunch), ou pourquoi pas d’une Denise Cronenberg (costumes de The Fly, Dead Ringers, Naked Lunch, M.Butterfly, Crash, et d’eXistenZ). Le metteur en scène David Cronenberg sait s’entourer d’une équipe talentueuse et il sait discuter avec chacun les moindres aspects esthétiques et non pas imposer une vision préconçue du film qui, de toute façon, n’existe pas pour lui qui ne fait jamais de story-board. Il définit son métier comme suit : « le réalisateur est celui qui intègre tous les aspects du processus d’un film » , une sorte de chef d’atelier, de contremaître. Ainsi ne doit-on parler de David Cronenberg que comme d’un hydre artistique : un seul nom mais tant de têtes...

La question que soulève cette proposition journalistique de filiation du cinéma de David Cronenberg à la peinture de Francis Bacon est celle de la réception des ouvres. Vu d’ici, vu de France, le monde anglo-saxon est d’une telle altérité que l’on n’hésite pas à enjamber le fossé qui sépare le cinéma de la peinture pour affirmer qu’un anglais et un canadien expriment exactement la même chose. Au-delà de leurs personnalités opposées, au-delà de leur champ d’application très différents, il y a leur spécificité nationale qui est ignorée. David Cronenberg, en particulier, a une relation très exclusive à son pays (dont il est la figure cinématographique majeure), à sa ville, Toronto, et à son entourage, familial et professionnel. Il n’a tourné que très exceptionnellement à l’étranger (M.Butterfly et Spider).
Quel est donc l’enjeu de ce rapprochement entre David Cronenberg et Francis Bacon ? Qu’est-ce que cela traduit de spécifiquement français, dans notre rapport au cinéma ? Il y a bien sûr cette dictature intellectuelle du cinéma d’auteur, comme étant le seul cinéma valable. Comment la critique qui a reconnu, au tournant des années 90, le talent de David Cronenberg peut-elle, a posteriori, justifier élever ainsi au rang d’artiste un metteur en scène issu du genre, surtout lorsqu’un de ses films fait un tel scandale que Crash (en 1996) ? Bien sûr, l’œuvre de David Cronenberg est un ensemble cohérent, aux thématiques très personnelles, mais cela suffit-il à en faire un auteur, dans notre pays qui n’a pas oublié la Nouvelle Vague ? Alors, la subtilité est d’aller chercher dans un autre art, chez nous auréolé d’un prestige historique - la peinture - , un auteur similaire, assez proche du genre, dont la notoriété permette de transcender la carrière du cinéaste, et presque de lui conférer un supplément d’âme. Il y a là quelque chose qui relèverait d’une perception du cinéma comme d’un produit dérivé de la peinture. Le cinéma serait la continuation moderne de cet art depuis longtemps annoncé comme moribond qu’est la peinture. Indéniablement, la comparaison entre David Cronenberg et Francis Bacon est pertinente, mais elle dénote une certaine manière de recevoir l’art cinématographique.

Puisqu’il est question d’une légitimation du cinéma par le jeu des références, il faut rappeler la reconnaissance dont David Cronenberg a bénéficié de la part de diverses institutions artistiques que Véronique Bouruet-Aubertot recense :
« En 1987, vous exposez à Toronto avec le sculpteur Mark Prent [né en 1947] à la Power Plant Gallery. En 1998, le Thread Waxing Space Gallery de New York réunit autour de vous une bonne quinzaine d’artistes (dont Tony Oursler [né en 1957], Lygia Clark [1920-1988], Mariko Mori [né en 1967]) pour une exposition intitulée Spectacular Opticals »
David Cronenberg lui avoue : « On a évidemment le sentiment d’être légitimé, soi-même, et dans l’idée qu’en tant que cinéaste on puisse se considérer comme artiste [...]. Aujourd’hui encore, les cinéastes ont du mal à se considérer comme artistes. » Peter Morris l’évoque aussi dans sa biographie du cinéaste :
« La galerie d’art contemporain Power Plant, à Toronto, a monté une exposition de son œuvre, Crimes against Nature , couplée avec le travail comparable du sculpteur Mark Prent (L’exposition proposait des extraits vidéos des films de Cronenberg, présentés sur des écrans tactiles pour sélectionner les séquences ; la scène de la tête explosant, dans Scanners, a été de loin le choix le plus populaire) »
Et Pierre Véronneau d’approuver qu’il trouve la démarche artistique de Cronenberg similaire à celle du sculpteur québécois Mark Prent.
Côté français, il y a d’autres artistes aux côtés desquels Cronenberg expose, en l’an 2000, à la galerie Enrico Navarra à Paris, sous le titre Le corps mutant. Parmi ceux-ci, Orlan (née en 1947) est une "performeur" qui utilise son propre corps comme matière première, non pas seulement dans une visée de représentation mais dans une métamorphose. Par son art, elle convoque ces usages modernes que sont le tatouage, le piercing, la scarification, la refiguration, la chirurgie... On lui doit des œuvres telles que Opération en hommage à toutes les bouches qui ont quelque chose à dire (gros plan sur une opération chirurgicale indéfinie, entre le nez et la lèvre supérieure, avec une grappe de raisin comme unique décorum) ou Aiguille de la seringue d’anesthésiant piquée dans la lèvre supérieure qui est un élément de la série photographique « Ceci est mon corps... ceci est mon logiciel », résultant de la septième opération-chirurgicale-performance, intitulée Omniprésence . L’œuvre la plus surprenante de l’artiste est peut-être le polyptyque Omniprésence II qui se compose de quarante panneaux datés, du 23 novembre au 30 décembre 1993. Sur chaque élément, on retrouve deux autoportraits en photographie couleur : en haut, des photographies pré et post-opératoires du visage d’Orlan, un rendu réaliste de son travail de défiguration, avec la palette colorée des contusions ; en bas, des autoportraits hybrides, combinant sa propre image et d’autres tirées de l’histoire de l’art, principalement de la Renaissance italienne, Botticelli (1445-1510) et Léonard de Vinci (1452-1519) surtout, photographies diaphanes, sur fond claire, légèrement surexposées. Les préoccupations d’Orlan sont très proches de celles d’un David Cronenberg ou d’un Francis Bacon, comme en témoignent les panneaux My Flesh, The Text and The Languages utilisés lors de la cinquième opération-chirurgicale-performance. Il s’agit de versions en différentes langues étrangères d’un extrait du livre Tiers Instruit de Michel Serres :
« Le monstre courant tatoué, ambidextre, hermaphrodite et métis, que pourrait-il nous faire voir, à présent, sous sa peau ? Oui le sang et la chair. La science parle des organes, de fonctions, de cellules et de molécules, pour avouer enfin qu’il y a beau temps que l’on ne parle plus de vie dans les laboratoires, mais elle ne dit jamais la chair, qui, tout justement, désigne le mélange, en un lieu donné du corps, ici et maintenant, de muscles et de sang, de peau et de poils, d’os, de nerfs, et de fonctions diverses, qui mêle donc ce que le savoir analyse. »
On croirait entendre Seth Brundle se lamenter de ce que son ordinateur ne peut comprendre ce qu’est la chair, dans The Fly. D’ailleurs, avec son dernier projet de grande ampleur, Le plan du film, Orlan lorgne du côté du cinéma. Partant de cette expression de Godard, « non seulement un film à l’envers, mais en quelque sorte à l’envers du cinéma », elle renverse le processus cinématographique habituel en commençant par la réalisation de l’affiche, ce qui arrive en dernier dans l’industrie du cinéma. Ce sont ses Générique[s] imaginaire[s] qui annoncent des films pas encore réalisés. Comme on pouvait s’y attendre, l’un d’eux serait un film de David Cronenberg, Catharsis, avec Jean-François Taddéi , Orlan et Sarah Wilson dans les rôles principaux. Serge Grünberg y est mentionné comme scénariste . Mais, comme nous en avertit Orlan :
« [Les] Génériques imaginaires [sont de] simples œuvres de l’esprit, ces films n’ont d’existence que dans l’imaginaire de l’artiste, toute évocation de personne existante ou ayant existé, n’a en soi d’autre signification que d’être un appel à la mémoire collective toujours présente dans l’œuvre de l’artiste. Les amis et personnalités nommés trouveront dans ces œuvres, un vibrant hommage à ce qu’ils sont et à ce qu’ils ont fait. »
De son côté, David Cronenberg travaille sur un projet de film qui n’est pas étranger à l’univers d’Orlan. C’est du moins tel qu’il nous le présente : « Le titre en sera Painkiller (antidouleur) et cela évoquera les performances d’artistes du futur. » On se prend à rêver d’une collaboration entre Cronenberg et Orlan, d’un point de croisement cathartique entre les deux œuvres.

A ma connaissance, aucune galerie ni aucun musée n’a, jusqu’alors, présenté d’exposition mettant en rapport le cinéma de David Cronenberg et la peinture de Francis Bacon. Et, quand on élargit notre champ de réflexion, on se rend compte que d’autres cinéastes reconnaissent plus ouvertement une influence de Francis Bacon que ne le fait David Cronenberg : Stuart Gordon, par exemple, reconnaît avoir cherché son inspiration dans la peinture de Salvador Dali et de Francis Bacon, pour son film Aux portes de l’Au-delà (1986) .
Dans une cinématographie extérieure au gore, il est certains films de l’histoire du septième art qui illustrent leur propos avec des reproductions de Francis Bacon. Dans Batman (1989), de Tim Burton, alors que les hommes de main du Joker saccagent les œuvres d’art d’un musée pour instaurer une nouvelle esthétique (sic !), le Joker arrête l’un d’eux au moment où il allait s’attaquer à la toile Figure avec viande . « Celui-là me plaît », dit-il. Le tableau de Bacon reste visible au second plan tout le reste de la séquence où le Joker expose son projet esthético-criminel. Dans Theoreme (1968) de Pier Paolo Pasolini, deux hommes, qui ont fait l’amour ensemble, feuillettent un album où l’on peut facilement identifier les tableaux suivants : Trois études de figures au pied d’une crucifixion, Deux figures dans l’herbe, Deux figures, Etude de babouin, Etude pour un portrait, Etude d’une figure dans un paysage, Etude de nu accroupi, Etude pour portrait VII, Fragment d’une crucifixion, Tête I, Peinture 1946, Etude de figure I . Les pages qui se tournent, associant ces tableaux entre eux, produisent le même effet que le montage diapositive du réalisateur David Hinton .
L’autre film qui attache une grande importance à l’œuvre de Francis Bacon est Le dernier tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci, où l’on retrouve, en guise de générique début, le panneau central de Trois Figures dans une pièce , ainsi qu’un portrait d’Isabel Rawsthorne : un homme assis dans un fauteuil et une femme assise sur une chaise, qui se répondent. Au-delà de la simple citation, on retrouve des éléments typiques de l’œuvre de Bacon dans ce film de Bertolucci : ce grand appartement vide, rond, avec ces stores cachant l’extérieur à notre regard. Dans tout le film, il y a ces jeux de portes qui s’entrouvent et se ferment, ces visages qui apparaissent dans les chambranles, qui est une caractéristique majeure des triptyques de Francis Bacon. Et que dire de cette séquence où Jeanne se trouve dans cet ascenseur ajouré (comme on n’en trouve qu’à Paris), alors que Paul la poursuit en grimpant quatre à quatre cet escalier qui s’enroule autour de la cage d’ascenseur ? Francis Bacon n’aurait-il pas rêvé d’animer ainsi ses figures encagées ?
Un cinéaste très proche de David Cronenberg qu’est David Lynch, bénéficie lui aussi de la référence à Francis Bacon, comme l’écrit Jacques Morice dans Télérama :
« Portraitiste, Lynch fait de l’art figuratif jusqu’à la défiguration. Plus qu’aucun autre, il sonde ce qui a ou n’a plus forme humaine [...] Le visage est instable et chaotique : il change, s’efface, il est difficile à fixer. Chaque visage en rappelle un autre, se confond ou se superpose à un autre : une brune cache une blonde (Mulholland Drive), un bébé un animal (Eraserhead). Le maquillage (rouge à lèvre, masque blanc), les coiffures baroques, les perruques, le grain de la peau observé à la loupe ajoutent à la confusion. La figure humaine semble souvent travestie même dans l’extrême beauté. Elle tend à disparaître, à se voiler, à se brouiller comme dans une toile de Bacon, à se tordre comme chez Kokoschka [1886-1980]. Une crainte pèse souvent : la métamorphose. Le faune et l’hermaphrodite peuvent surgir à tout moment. »

Ainsi, il est désormais établi que le lien proposé entre le cinéma de David Cronenberg et la peinture de Francis Bacon ne se justifie pas plus que celui que l’on pourrait faire entre le cinéma de David Cronenberg et les performances d’Orlan, par exemple, ou encore entre la peinture de Francis Bacon et le cinéma de David Lynch, quoique ce dernier étant lui-même plasticien, il serait plus judicieux de comparer ses tableaux à ceux de Francis Bacon avant de chercher absolument une transversalité entre les disciplines artistiques, transversalité qui s’avère structurellement artificielle.
Malgré tout, l’intérêt du rapprochement entre David Cronenberg et Francis Bacon est qu’il permet d’éclairer leurs productions d’un nouveau regard. Leurs affinités font que les regards croisés que l’on peut porter successivement sur l’une et l’autre de leurs œuvres enrichit grandement l’une et l’autre, et permet d’approfondir plus avant leurs thématiques que ne le permettrait une étude monographique. Après tout, comme le dit Roger Bissière (1888-1964) :
« Les vues que l’on soutient sont de peu d’importance. Elles sont d’ailleurs limitées. Si aiguës soient-elles, elles sont depuis longtemps des lieux communs. La seule façon de les réveiller, c’est de trouver un nouvel angle de vision. Ce qui les rajeunit et les rend originales, c’est le fait d’être déformées d’une façon inattendue en passant par le prisme que constituent certains cerveaux humains. »

 

 

Bibliographie

Sur Francis Bacon :

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Sources publiées

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Articles :

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Divers :

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MARTOS Jean-François, Histoire de l’Internationale Situationniste, Éditions Gérard Lebovici, Paris, 1989.

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Sources non publiées

Expositions :

Blast to Freeze : L’art britannique au XXème siècle, Musée des Abattoirs, Toulouse, 25 février - 11 mai 2003.

Orlan, éléments favoris, Fonds Régional d’Art Contemporain des Pays de Loire, Carquefou, 28 novembre 2002 - 9 février 2003.


Conférence :

CORLU Sylvain, « Francis Bacon : Love is a devil », dans le cadre du cycle L’œil et les Toiles, Cinéma Le Colombier, Rennes, 5 février 2002.


Filmographie de David Cronenberg :

Shivers/Frissons /The Parasite Murders/They Came From Within (1975)
Durée : 87mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Photographie : Robert SAAD ; Son : Michael HIGGS ; Montage : Patrick DODD ; Musique : Ivan REITMAN ; Effets spéciaux et maquette : Joe BLASCO.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque de Toulouse.

Rabid/Rage (1976)
Durée : 91mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors : Claude MARCHAND ; Photographie : René VERZIER ; Son : Richard LIGHTSTONE ; Montage : Jean LAFLEUR ; Musique : Ivan REITMAN ; Maquette spécial : Joe BLASCO.
Visionné à la Bibliothèque du Film, à Paris.

Fast Company (1979)
Durée : 91mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Phil SAVATH, Courtney SMITH, David CRONENBERG, d’après une histoire originale d’Alan TREEN ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Fred MOLLIN.
Loué à Vidéosphère, à Paris.

The Brood/Chromosome 3/La clinique de la terreur (1979)
Durée : 91mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY ; Montage : Alan COLLINS ; Musique : Howard SHORE ; Maquette spéciale : Jack YOUNG ; Effets spéciaux : Allan KOTTER.
Collection personnelle.

Scanners (1980)
Durée : 103mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Don COHEN ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Effets spéciaux : Gary ZELLER, Dennis PIKE.
Collection personnelle.

Videodrome (1982)
Durée : 87mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Maquette spéciale : Rick BAKER ; Effets spéciaux vidéo : Michael LENNICK.
Collection personnelle.

The Dead Zone (1983)
Durée : 103mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Jeffrey BOAM, d’après le roman de Stephen KING ; Superviseur artistique : Carol SPIER ; Chef décoratrice : Barbara DUNPHY ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Michael KAMEN ; Costumes : Olga DIMITROV ; Effets vidéos et électroniques : Michael LENNICK ; Coordination effets spéciaux : Jon G.BELYEU.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque de Toulouse.

The Fly/La Mouche (1986)
Durée : 96mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Charles Edward POGUE, David CRONENBERG, d’après la nouvelle de George LANGELAAN ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY, Michel LACROIX ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG ; Création de la Mouche : Chris WALAS ; Super-effets informatiques et vidéo : Lee WILSON.
Collection personnelle.

Dead Ringers/Faux-Semblants/Alter Ego (1988)
Durée : 115mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David CRONENBERG, Norman SNIDER, d’après le roman de Bari WOOD et Jack GEASLAND ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG ; Superviseur vidéo : David WOODS ; Super-effets optiques : Lee WILSON.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque de Toulouse.

Naked Lunch/Le Festin Nu (1991)
Durée : 115mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David CRONENBERG, d’après le roman de William S.BURROUGHS ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE, Ornette COLEMAN ; Costumes : Denise CRONENBERG ; Effets spéciaux : Chris WALAS.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque de Toulouse.

M.Butterfly (1993)
Durée : 101mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David Henry HWANG ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG.
Fonds de la Médiathèque Municipale de Toulouse.

Crash (1996)
Durée : 100mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David CRONENBERG, d’après le roman de James G.BALLARD ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque de Toulouse.

eXistenZ (1999)
Durée : 96mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG ; Superviseur des effets spéciaux et visuels : Jim ISAAC.
Collection personnelle

Spider (2002)
Durée : 98mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Patrick McGRATH ; Décors : Andrew SANDERS ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Glen Emile GAUTHIER ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG ; Effets spéciaux : Danny WHITE.
Visionné aux cinémas L’Utopia et Le Cratère, à Toulouse.

 

Autres films :

BERTOLUCCI Bernardo, Le dernier tango à Paris, Italie/France, 1972.
Visionné au Centre Audio-Visuel de l’Université Toulouse II - Le Mirail.

BURTON Tim, Batman, États-Unis, 1989.
Location à Hollywood Park, à Toulouse.

MAYBURY John, Love is a devil, Grande-Bretagne, 1997, 90 minutes.
Visionné au Cinéma Le Colombier, à Rennes.

PASOLINI Pier Paolo, Théorème, Italie, 1968.
Collection personnelle.

 

Films documentaires :

BENUDIS Frédéric, David Cronenberg en chair et en os, réalisé par Frédéric FIOL pour Canal + et diffusé en 2000.
Collection personnelle.

CRONENBERG David (Entretien avec Jean-Pierre LAVOIGNAT), Master Class « FNAC - Studio Magazine », au Festival de Cannes, le 24 mai 2002.
Visionné à la FNAC de Toulouse.

HINTON David, Francis Bacon, 1985, présentation de Melvyn BRAGG, durée : 55 minutes, édité par RMArts dans sa collection « London Weekend Television, disponible en version française dans la collection « Regards sur la peinture », N°34.
Visionné à la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, à Toulouse.

JAUBERT Alain, Trois personnages dans une pièce (1964), Francis Bacon (1909-1992), Les figures de l’excès, Éditions Montparnasse Vidéo, Collection Palettes, MNAM Paris, 1996.
Visionné à la bibliothèque de l’Université Rennes 2 - Villejean.

LABARTHE André (Entretien de David CRONENBERG avec Serge GRUNBERG), David Cronenberg, I have to make the word be flesh, télédiffusé sur Arte en 1999, dans la série « Cinéma de notre temps ».
Visionné à la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, à Toulouse.

LEVY Edmond (connu sous le pseudonyme de David HELL), dans son essai sur l’œuvre de Francis Bacon, Cécile et Bacon, présenté sous la forme d’une vidéo de 8 minutes, produite par Philippe BARDUC pour Cosmovision, en 1971.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque de Toulouse.

 

Émissions radiophoniques :

ANGELIER François, Mauvais Genre, « Spécial Cronenberg », radiodiffusé sur France Culture le 11 novembre 2000.

BENEZET Matthieu, Ciné-Club, « Le double au cinéma », radiodiffusé sur France Culture le 22 juillet 1998, dans une réalisation de Jean COUTURIER.

COUTURIER Michel, Entretiens avec Francis Bacon, radiodiffusés sur France Culture, du 2 au 4 Avril 1975.

CRONENBERG David, dans A toute allure, radiodiffusé sur France Inter, le 20 novembre 2000.

DESCARGUES Pierre, Après-midi de France Culture, « Spécial Francis Bacon », radiodiffusé sur France Culture le 12 Juillet 1976.

DUCHATEAU Jacques, Le Pont des Arts, radiodiffusé sur France Culture le 29 janvier 1977.

VEINSTEIN Alain, Du jour au lendemain, radiodiffusé sur France Culture le 30 décembre 2000.

 

Divers :

Dossier de presse Kinema Film, à l’occasion de la nomination de Spider, au festival de Cannes.

 

 

Annexes

N’étant pas particulièrement anglophone, j’ai préféré reporter ici les citations originales de Peter Morris, biographe de David Cronenberg, dont j’ai effectué la traduction, dans le corps du développement, pour plus de lisibilité. Vous trouverez aussi des extraits choisis des romans de William S.Burroughs et de James G.Ballard, adaptés par David Cronenberg, pour prendre la distance entre le texte original et l’œuvre cinématographique résultante.

 

 

Peter MORRIS, David Cronenberg : a delicate balance, ECW Press, Toronto, 1994.

Introduction

I) Présentation comparative

A) 2) David Cronenberg

« A simple life, a complex art. » (page 9)

« Many of the early interviews with Cronenberg note, almost with a sense of bewilderment, the contrast between his gruesome films ans his bespectacled, composed appearance and diffident, even scholarly, manner. » (page 10)

« Among actors and technicians he is now known as well organized, calm and reasonable, a director who truly wants all involved to do their best. As Martha Jones observed him on the set of Fast Company, she noted : Patience, earnestness, and gentleness are words that came to minds .» (Page 79)

« Certainly it was one far removed from the kind of traumatic, formative family experiences often cited in the background of artists [...] The most terrible thing that he can recall happening to him was at eighteen, when his favourite cat died of cancer and pneumonia. » (page 15)

« Cronenberg based himself mainly in Copenhagen but also spent time in London during the heyday of the Beatles, the Rolling Stones, and the outré fashions of Carnaby Street. He told Bruce Martin in 1969 that he bought an old Volkswagen with no reverse gear and visited East Berlin, Yugoslavia, Istanbul, and Paris. » (page 33)

« The sixties witnessed a boom in underground films, and, in Canada, many of them were made by university students [...] Some of the filmmakers involved went on to careers in film, and a few are now wellknown names. The first such student film was made en 1962 at L’Université de Montréal. The feature-length Seul ou avec d’autres was directed by Denys Arcand and Denis Héroux and involved many who, like the directors, where to play leading roles in the developing Quebec cinema [...] In Ontario, student film activity was centred at the University of Toronto and McMaster University [...] First was David Secter, a fourth-year English student at the University of Toronto, who began filming a feature, Winter Kept Us Warm, late in 1964 [...] Initial financing was provided by the student council, and the cast and crew were all students [...] By late 1966, film activity in Toronto and Hamilton was reaching unprecedented levels. At McMaster University, regular screenings of underground films began in 1965, and the McMaster Film Board was created [...] Film activity at the University of Toronto in the midsixties was no less prolific, even though fewer career filmmakers emerged from the liveliness. » (pages 34-37)

« some critics, Sammon for instance, who admire Cronenberg’s later films, have dismissed these first two as arty, overly pretentious, and statically boring interesting only in their anticipation of the thematic concerns of his professionnal work. » (page 51)

« It started as colitis, Cronenberg told Colapinto in 1986, and became a very bizarre inability of the body to process calcium. His bones started to become brittle. He would turn over in bed and break ribs. » (page 58)

« His father’s condition did not mean that the script was in any way autobiographical. It simply made Cronenberg aware of my own mortality in an incredibly acuteand emotional and close-to-home way. » (page 58)

« Howewer, of all the scientific influences that he encountered, one deserves special mention. This is the theory of Emergent Evolutionism. A variation on basic Darwinisan evolutionary theory, it argues that evolution was not always a continuous, gradual process. Leaps could occur (and had been observed) in such a way that biological novelties emerged. Because these « emergent events » were genuinely novel they could not be predicted, only observed after the fact. Many biologists endorse the theory as offering a valid descrition of what happened at critical stages in terrestrial evolution - not least that of humans. Emergent Evolutionism conditioned much of Cronenberg’s early works. This is apparent in the name of his first production company, Emergent Films - a refernce to the theory but also to his own « emerging » role. » (pages 24-26)

« Hollywood’s control was then so absolute that it was virtually impossible for a newcomer to enter the industry. Young people quickly embraced a movement that had begun in New York and San Francisco. It insisted that the only valid use of the film medium was for self-expression. The filmmakers involved urged the creation of independent, personal, low-budget films that explored formal experimentations or expressed the author’s obsessions, desires, or visions. Variously dubbed by its adherents as « New American Cinema », « The American New Wava », « The New York School », the term that finally caught on was « Underground Cinema » because of its rebellious connotations. » (page 31)

« The most commercially successful film in which the CFDC had invested. » (page 34)

« Shivers is rejected from competing in the Canadian Films Awards. » (page 34)

« Cronenberg’s private life during this period was no more placid than his public one. He and Margaret were divorcing and were shortly to be emboiled in a bitter court battle over custody of their daughter. Margaret joined a Gnostic christian sect in California ; David was living with Carolyn Zeifman in an apartment on Cottingham Street, and they were soon to marry. He told Katherine Govier in 1979 that his first impulse after the separation had been to get married again and have more children. Despite the unusual interrelated nature of the breakup and the new relationship, he said he was very traditionnal. Having affairs just isn’t enough. I like monogamy. Anything else just isn’t obsessive enough for me. Carolyn and David Cronenberg later added a son and another daughter to their family. » (page 73)

« He lives a fairly private, isolated life, and she was to find some sense of community among these various cults that he had no time for at all. » (page 55)

« The later battle with Margaret over custody of their daughter Cassandra was to form the motivation for the script of The Brood. » (page 61)

« I can’t tell you how satisfying that scene is [:] I wanted to strangle my ex-wife. » (page 87)

« Webster’s defines brood as (1) the young birds from a clutch of eggs or a large family of children ; (2) to sit on and hatch eggs ; or (3) to think about sullenly, especially after an injury or insult. Cronenberg evidently intended all three meanings, but the last is by far the most potent. » (page 86)

« In the film, Cronenberg was also to confront the censorious impulses of some critics concerning the sexual and violent imagery in his work. I wanted, he told Rodley, to see what it would be like, in fact, if what the censors were saying would happen, did happen. What would it feel like ? What would it lead to ? » (page 94)

« In early 1977, Robert Fulford’s vitriolic article came home to them in a directly personal way when the owner of their apartment evicted them on the grounds of Fulford’s comments. She had read an article in the Globe and Mail on the upcoming release of Rabid. It quoted extensively from Fulford and noted that the star of the new film was Marilyn Chambers, who had gained fame in pornographic movies. The owner knew Fulford personally and knew that he wouldn’t lie. And because she was a member of an antipornographic group, she could not tolerate Cronenberg’s presence in her house. » (page 73)

« When released in the summer of 1986, it would gross an astonishing $100 million at the box office. » (page 110)

« Cronenberg’s interest in twins arose [...] from these filmic precursors but from a bizarre, real-life scandal and tragedy in 1975. This was the double suicide of twin gynaecologists and involved accusations of drug addiction and patient abuse. Twins, a rather unappealing novel, was published in 1977 and was loosely based on the case. » (page 114)

« By the nineties, his films had won numerous film festival awards, he had received an unprecedented three Genie Awards as Best Director, and he had been honoured at major retrospectives of his work in London, Paris, Toronto, Tokyo, Montréal, and other cities. » (page 10)

« I wanted to do something that connected with Burroughs as an influence on me, to get at how much of the book has been absorbed by the culture, at the iconic element of Burroughs as a figure, things you would not get if you transcribed the book. I was trying to get to the sensibility of the man. » (pages 123-125)

« During this interval, Cronenberg made several television commercials and two hour-long dramas for the CBC’s Scales of Justice series. Although he did not contribute to the scripts, on both Regina versus Horvath and Regina versus Cogan, he was able to work with several familiar members of his team, including Carol Spier, Howard Shore, and Ron Sanders. One reason that he took on the two CBC production was to keep his team together while Naked Lunch was refinanced. All his team members are well aware that he is generous in returning the loyalty they give him. » (pages 125-126)

« The explicit homosexuality of the book was eliminated and the story became one more about homoerotic fantasy than about actual gayness. » (page 115)

« The virtue of ambiguity or the vice of ambivalence » (page 10)

« Despite Cronenberg’s clear identification with his characters, he is nothing like them in real life. He said to Breskin, for example, that he has a real horror of passivity... I don’t like fantasy in my life. I have an incredible abhorrence of that, and a real drive into reality. Similarly, he lives happily in Toronto, a city whose clean-shaven, pink-faced, respectably dressed virtue has often served Cronenberg as a metaphor of the neatness and order that mask the demons and repressions of his characters. He would still acknowledge the comment that he made fifteen years ago to Katherine Govier that the rich houses in Toronto’s Forest Hill are full of crazy people, all going through the most blood-curdling things. The chaos in his films is a perverted reflection of his sense of order. He separates his life and his art by suggesting that, as a citizen and a father, he has social responsabilities, but the artist’s only responsability is to be irresponsible, as he put it to Breskin [...] A delicate balance : detachment and passionate engagement ; reason and emotion ; mind and body ; art as both disease and cure ; science and art ; a male unmasking the weaknesses of masculinity ; ambitious and outspoken about his work but intensely private about his personal life ; the creator of films whose passive, powerless heroes are the antithesis of his own enterprising creativity ; life that can only end in failure yet must be lived with passion ; a devoted middle-class husband and father whose films are the scourge of middle-class values ; paradoxes that are more apparent than real. It is as though, as an adolescent, cronenberg had taken to heart the century-old advice of Gustave Flaubert : Be regular and orderly in your life, like a bourgeois, so that you may be violent and original in your work. » (pages 129-131)


B) 2) Les rapports de David Cronenberg aux arts plastiques

« Since the beginning of his career David Cronenberg has thought of himself as an artist whose medium happened to be film rather than as a filmmaker who happened to make art. » (page 102)

C) 1) Modernité et Tradition

« In the manner of numerous underground films, it was a surrealist-influenced tale. » (page 39)

« Although Cronenberg stood somewhat aloof from the political changes of the sixties, he was inevitably a part of the radical transformation of the period. These were fuelled more by uncertainty than by any particular agenda, uncertainty that led to a questioning of virtually every established (and establishment) value. » (page 27)


C) 2) Définition d’un genre

II) Analyse thématique

A) 1) L’isolement de la Figure

« His cool, unhysterical style was perfect for showing a commonplace world of normal surfaces hiding ugly and unacknowledged passions. » (page 89)

A) 2) La couleur

« The cool aquamarine of the Mantle’s apartment, the scarlet priest-like robes of the operating room, the candlelighting in Claire’s apartment. These and other elements emphasize the film’s ambiguity and undermine attempts to locate a simple, naturalistic explanation of the events. » (page 121)

B) 3) Les niveaux de réalité

« In these sequences, the audience sees only what Renn experiences, with no external context by which to measure whether this is reality or hallucination. In fact, Cronenberg insists that there is no difference. I was trying to make a film that was as complex as the way I experience reality, he told William Beard and Piers Handling. » (page 96)

C) 1) La violence

« We were shooting along the expressway, and the traffic was jamming up. A guy in a truck was watching us shooting by the side of the road and didn’t notice that everyone in front of him had stopped. I turned round in time to see his truck climb up on top of this little Toyota. Our grips had to jump the fence and drag these two women out of their car and lay them on the verge. Dead. It was hideous. Everybody was just shocked and depressed. We weren’t responsible, but if we hadn’t been there, it wouldn’t have happened. » (page 91)

C) 2) La mort

« As Pam Cook noted, the Cronenberg hero acts out his death drive, striving to return to the intra-uterine haven he has longed for since birth. » (page 122)

E) 2) L’Incarnation

« Among The film’s inventions are The scarlet robes that The twins’ surgical team wears, like ecclesiastical robes, in The operating room. Cronenberg wanted The doctors to be like priests and cardinals, dedicated to The mysteries of their rituals. » (page 121)

« The character of Emil Hobbes was understood as a descendant of The seventeenth-century philosopher Thomas Hobbes, who had insisted on The primacy of humanity’s physical nature over The world of The mind. » (page 76)

Conclusion

« The Power Plant gallery of contemporary art in Toronto mounted an exhibition of his work, Crimes against Nature, bracketed with the comparable work of sculptor Mark Prent (The exhibition included video extracts from Cronenberg’s films using touch-screen computers for viewers’ selections ; the exploding-head scene from Scanners was by far the most popular choice). » (page 117)

 


William S. BURROUGHS, Le Festin Nu, Éditions Gallimard, Paris, 1964.

« Moutards parégoriques du monde entier, unissez-vous ! » (page 11)

« L’Amérique n’est pas jeune : le pays était déjà vieux et sale et maudit avant l’arrivée des pionniers, avant même les Indiens. La malédiction est là qui guette de tout temps. » (page 24)

« Ces gars-là se droguent avec leur propre métabolisme, ils ont un Camelot à Demeure... » (page 48)

« Des éphèbes font du strip-tease avec leurs intestins. » (page 52)

« Il pouffa d’un rire noir qui avait peut-être une obscure fonction d’orientation comme le cri de la chauve-souris. » (page 64)

« Les traits tavelés de vices et de passions microscopiques. » (page 65)

« On y voit les adeptes de vocations anachroniques et à peine imaginables qui gribouillent en étrusque - des amateurs de drogues pas encore synthétisées, des exciseurs de sensibilité télépathique, des ostéopathes de l’esprit, des agents spéciaux chargés d’enquêter sur les délits que dénoncent fielleusement des joueurs d’échecs paranoïdes, des trafiquants de marché noir de la Troisième Guerre mondiale, des huissiers qui délivrent des exploits fragmentaires rédigés en sténographie hébéphrénique et stigmatisant d’odieuses mutilations de l’esprit, des fonctionnaires d’États policiers non constitués. » (pages 66-67)

« Lors des Paniques Biennales, quand les écorchés vifs de la Police Onirique investissent la ville... » (page 68)

« Quand vint la première infection sérieuse, le thermomètre en ébullition cracha une balle de mercure qui transperça le crâne de l’infirmière. » (page 84)

« Il s’enfonce obliquement [...] pour atteindre enfin un lit de vase fuligineuse constellée de bouteilles de bière et de boites de conserve, de truands embétonnés, de pistolets écrasés au marteau pour flouer l’œil prophylactique des voyeurs de la balistique - et là, ceint de fossiles, il attend le lent strip-tease de l’érosion... » (pages 87-88)

« Un satyre et un éphèbe grac équipés de bouteilles de plongée sous-marine ébauchent un ballet-poursuite dans un aquarium d’albâtre transparent. » (page 89)

« On apprend beaucoup plus sur son prochain en lui parlant qu’en l’écoutant. » (page 99)

« Combien, combien d’années ainsi enfilées sur cette aiguillée de sang ? » (page 106)

« Édentés, rongés par la longue faim, les côtes en planche à laver leurs propres haillons... » (page 110)

« Clem et Jody entonnent une ignoble parodie d’hymne des morts en arabe de cuisine. » (pages 124-125)

« provoquant par voie de conséquence fort regrettable un état de grossesse caractérisée. » (page 126)

« Les loufiats qui point ne dispensent la charité aux infortunés qu’Allah élit... » (page 128)

« Dans la confusion la plus totale, les Tapineurs battent en retraite jusqu’à la frontière du réseau de trottoirs soviétiques. » (page 139)

« L’amour s’installe, ou du moins un fac-similé assez bien torché pour convaincre dudit les deux parties demanderesses. » (page 143)

« L’Émissionniste lui-même abomine tout bonnement les boniments. » (page 183)

« On peut à présent isoler et soigner le virus humain. » (page 183)

« Voilà ces gens de la ville qui viennent chez nous pour brûler un nègre et ils pensent même pas à me régler le bidon d’essence ! » (page 192)

« Arack’Nid est un chauffeur exécrable, c’est à peine s’il sait tenir un volant. Un jour, il a écrasé une femme enceinte qui descendait de sa montagne en coltinant sur le dos une charge de charbon de bois, elle a fait une fausse couche sur place, crachant sur la chaussée un petit monstre mort-né et sanguinolent, et Suskif est descendu de voiture, s’est assis sur le trottoir et a dessiné dans le sang avec le bout de sa canne pendant que la police interrogeait Arack’Nid et embarquait la blessée pour violation de la Règlementation sur l’Hygiène. » (page 194)

« Mais l’hôpital était comble et on l’installa dans les latrines, là-dessus le chirurgien grec se trompa d’opération et, tout carençard qu’était Leif, il lui greffa par erreur un singe vivant sous la peau du ventre. » (page 198)

« Les travailleurs de la bouscule » (page 215)

« Je suis toujours simultanément à l’Extérieur, en train de donner mes ordres, et à l’Intérieur de cette gangue de gélatine, de cette camisole de force qui s’étire et se déforme pour se reformer inéluctablement avant chaque nouveau mouvement, chaque pensée, chaque impulsion. » (page 241)

« Le fleuve est servi, Monsieur... » (page 246)

« L’affaire de cette souche de fièvre aphteuse cultivée dans un laboratoire bolivien et qui s’était propagée par le canal d’un manteau de chinchilla refilé en bakchisch à un contrôleur des contributions de Kansas City... » (page 246)

 

James Graham BALLARD, Crash, Editions Calmann-Lévy, Paris, 1974, traduit de l’anglais par Robert Louit.

« Ces visions meublaient les galeries de son esprit comme autant de pièces dans le musée d’un abattoir. » (page 22)

« Son beau visage au front haut et intelligent possédait les qualités d’absence et de froideur d’une madone de la pré-Renaissance acceptant à regret le miracle - ou le cauchemar - surgi de son ventre. » (page 31)

« Les conduits d’aération aux lamelles d’aluminium de la salle de radiographie s’ouvraient à moi avec le même abandon que le plus tiède orifice corporel. » (pages 57-58)

« Mes pieds traînaient sur le tapis de feuilles mortes, de paquets de cigarettes froissés et de débris de verre. Cette poussière de verre de sécurité, balayée sur l’arrondi du talus par d’innombrables ambulanciers, formaient comme la moraine d’un glacier miniature. J’étais fasciné par ce collier poudreux, vestige d’un millier de collisions. D’ici trente ans, d’accident en accident, le tapis deviendrait dune. Dans cinquante ans, ce serait une plage de cristaux acérés. Une nouvelle race de clochards surgirait alors, cherchant à croupetons, parmi ces ondulations de pare-brise pulvérisés, des mégots, des préservatifs usagés et de la petite monnaie. Enfouie au sein de cette nouvelle strate géologique formée par l’âge de l’accident automobile, il y aurait ma propre mort, minuscule, aussi anodine qu’une balafre vitrifiée sur un arbre fossile. » (page 77)

« Tous les efforts d’entretien ne parvenaient pas à oblitérer les marques du passage des précédents occupants de ces véhicules loués : empreintes de talons aiguilles sur les tapis de revêtemnts caoutchoutés, tout autour des pédales ; filtre de cigarette portant les traces d’un rouge à lèvres passé de mode et collé à la paroi supérieure du cendrier par un vieux chewing-gum ; réseau de griffures qui dessinaient une étrange chorégraphie sur un siège de vinyle, comme si deux infirmes avaient réciproquement tenté de se violer. Appuyant sur l’une ou l’autre pédale, je sentais la présence de tous ces occupants. Le volume que leurs corps avaient occupé, leurs rendez-vous, leurs fuites, leur ennui exerçaient un droit de préemption occulte sur mes propres réactions. » (pages 79-80)

« Dans les photographies suivantes, les ecchymoses qui allaient brouiller ses traits grossissaient déjà, dessinant les contours d’une personnalité seconde : on croyait assister à l’inauguration privée d’une exposition des aspérités cachées de son psychisme, destinées à n’être révélées au public qu’à un âge beaucoup plus mûr. » (page 128)

« La voiture de sport écrasée que cette jeune femme blessée avait déposée, comme une sculpture moderne, contre le porte-à-faux. » (page 129)

« La haute muraille d’un autobus à impériale sur notre droite nous donnait l’impression d’une falaise de visages. Les passagers qui nous regardaient deriière les vitres évoquainet les alignements de morts d’un colombarium. Toute l’incroyable énergie du XXème siècle, suffisante pour nous catapulter en orbite autour d’un astre plus clément, se consumait en vue de maintenir cette stase universelle. » (page 195)

« Il prenait soin de souligner les points de cristallisation érotique de l’accident-coït, célèbrait graphiquement les noces de ses parties génitales et du tableau de bord sur lequel le crâne de cette dentiste d’âge mûr, morte maintenant, avait volé en éclats. » (page 218)

« Je m’étais une fois défoncé à l’acide, deux ans plus tôt, et ç’avait été un cauchemar de paranoïaque au cours duquel j’avais introduit un véritable cheval de Troie dans mon esprit. Catherine, qui s’efforçait de m’apaiser, m’était apparue comme un oiseau de proie malveillant. J’avais senti ma cervelle se déverser sur l’oreiller, par le trou qu’elle avait foré dans mon crâne. Je me rappelle avoir pleuré comme un enfant et m’être pendu à son bras en la suppliant de ne pas m’abandonner, tandis que mon corps se ratatinait jusqu’à n’être plus qu’une membrane à vif. » (pages 251-252)

« Les voitures qui nous doublaient étaient surchauffées par le solel. Je croyais fermement que le métal de leurs carosseries était à moins d’un degré au-dessous de sa température de fusion, et que seul mon regard les maintenait en place. » (pages 253-254)

« Le corps de Vaughan n’était plus qu’un assemblage de perspectives vaguement reliées. Devant moi, les éléments qui formaient sa personnalité, et sa musculature, flottaient à quelques millimètres les uns des autres dans une zone non pressurisée - comme le contenu d’une capsule spatiale. J’observais les voitures qui venaient sur nous, incapable de saisir plus qu’une infime part des milliers de messages lumineux que leurs roues, leurs phares, leur pare-brise et leurs calandres lançaient vers moi. » (page 255)

« La carapace du tableau de bord, le tablier incliné, les lignes métalliques de l’autoradio et du cendrier m’apparaissaient comme les pièces rutilantes d’un retable. » (page 257)